Том 3. Публицистические произведения | страница 7
Comment s’était-elle faite, cette prodigieuse péripétie? Par qui? Par quoi avait-elle été amenée?.. Elle a été amenée par l’arrivée d’un tiers sur le champ de bataille de l’Occident européen; mais ce tiers, c’était tout un monde…
Ici, monsieur, pour nous entendre, il faut que vous me permettiez une courte digression. On parle beaucoup de la Russie; de nos jours elle est l’objet d’une ardente, d’une inquiète curiosité. Il est clair qu’elle est devenue une des grandes préoccupations du siècle; mais, bien différent des autres problèmes qui le passionnent, celui-ci, il faut l’avouer, pèse sur la pensée contemporaine, plus encore qu’il ne l’excite… Et il ne pouvait en être autrement: la pensée contemporaine, fille de l’Occident, se sent là en présence d’un élément sinon hostile, du moins décidément étranger, d’un élément qui ne relève pas d’elle, et l’on dirait qu’elle a peur de se manquer à elle-même, de mettre en cause sa propre légitimité, si elle acceptait comme pleinement légitime la question qui lui est posée, si elle s’appliquait sérieusement, consciencieusement à la comprendre et à la résoudre… Qu’est-ce que la Russie? Quelle est sa raison d’être, sa loi historique? D’où vient-elle? Où va-t-elle? Que représente-t-elle? Le monde, il est vrai, lui a fait une place au soleil, mais la philosophie de l’histoire n’a pas encore daigné lui en assigner une. Quelques rares intelligences, deux ou trois en Allemagne, une ou deux en France, plus libres, plus avancées que le gros de l’armée, ont bien entrevu le problème, ont bien soulevé un coin du voile, mais leurs paroles jusqu’à présent ont été peu comprises, ou peu écoutées.
Pendant longtemps la manière dont on a compris la Russie, dans l’Occident, a ressemblé, à quelques égards, aux premières impressions des contemporains de Colomb. C’était la même erreur, la même illusion d’optique. Vous savez que pendant longtemps les hommes de l’ancien continent, tout en applaudissant à l’immortelle découverte, s’étaient obstinément refusés à admettre l’existence d’un continent nouveau; ils trouvaient plus simple et plus rationnel de supposer que les terres qui venaient de leur être révélées n’étaient que l’appendice, le prolongement du continent qu’ils connaissaient déjà. Ainsi en a-t-il été des idées qu’on s’est longtemps faites de cet autre nouveau monde, l’Europe orientale, dont la Russie a de tout temps été l’âme, le principe moteur et auquel elle était appelée à imposer son glorieux nom, pour prix de l’existence historique que ce monde a déjà reçue d’elle, ou qu’il en attend… Pendant des siècles, l’Occident européen avait cru avec une bonne foi parfaite qu’il n’y avait point, qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre Europe que lui. Il savait, à la vérité, qu’au-delà de ses frontières il y avait encore des peuples, des souverainetés, qui se disaient chrétiens; aux temps de sa puissance il avait même entamé les bords de ce monde sans nom, il en avait arraché quelques lambeaux qu’il s’était incorporés tant bien que mal, en les dénaturant, en les dénationalisant; mais que, par-delà cette limite extrême, il y eût une autre Europe, une Europe orientale, sœur bien légitime de l’Occident chrétien, chrétienne comme lui, point féodale, point hiérarchique, il est vrai, mais par-là même plus intimement chrétienne; qu’il y eût là tout un Monde, Un dans son Principe, solidaire de ses parties, vivant de sa vie propre, organique, originale: voilà ce qu’il était impossible d’admettre, voilà ce que bien des gens aimeraient à révoquer en doute, même de nos jours… Longtemps l’erreur avait été excusable; pendant des siècles le principe moteur était resté comme enseveli sous le chaos: son action avait été lente et presque imperceptible; un épais nuage enveloppait cette lente élaboration d’un monde… Mais enfin, quand les temps furent accomplis, la main d’un géant abattit le nuage, et l’Europe de Charlemagne se trouva face à face avec l’Europe de Pierre le Grand…