Dictionnaire amoureux de la France | страница 15



Ry, ou Forges-les-Eaux, ça existe encore, et pas seulement en pays de Bray.

Emma, je suis allé à Ry, je t’ai cherchée dans la petite église sur la butte, puis dans le patelin tout en longueur avec ses maisons à colombages coloriés, sa rivière, un château en surplomb. Serait-ce celui de Rodolphe ? Je t’ai cherchée à Forges-les-Eaux aussi puisque, dit-on, Flaubert y séjournait lorsqu’il t’a conçue, sur la foi d’un fait divers local, l’histoire d’un toubib de base dont l’épouse a pris des amants. Aujourd’hui elle prendrait du Lexomil, ça ne suffirait pas plus que le confessionnal.

Emma, je t’aime comme tu es — futile, pas très futée, mais avec la suprême, la sublime intelligence du désir. Je te connais, je te reconnais : l’épouse frustrée — et fruitée — du médecin, du pharmacien, du notaire, de l’avocat, du cadre moyen ou un peu supérieur. Ça, c’était la province française de mon adolescence. Elle n’a pas tellement changé. Le bovarysme non plus. Il est seulement devenu plus urbain, et plus compliqué car désormais tu travailles et tu regardes la télé ! Tes songes sont plus sommaires, ils n’ont plus le temps de cristalliser, ta « sexualité » n’en revient pas. Car il y a ces histoires de « sexualité », et d’« épanouissement », dont t’accablent les magazines. Mais Léon et Rodolphe, dans leur défroque de bobo friqué, sont toujours aussi cons. Aussi vulgaires dans leurs appétences. Ils ne te méritent pas, tu divorces en pure perte car le suivant ne vaudra pas mieux. Pauvre Emma !

Flaubert voulait peindre une âme : la tienne, la sienne (« Madame Bovary, c’est moi »). Il a décrit cliniquement une pathologie française. Du moins ce qui passe pour tel, car à mon aune le bovarysme n’est pas une maladie, c’est l’entre-deux de la femme « moderne ». Soit elle couche comme on se douche et ça n’a aucun sel, ça détend juste les nerfs. Et encore. Soit elle ne couche pas et c’est une autre trajectoire, pas forcément déplorable. Soit elle bovaryse, ponctuellement ou éperdument, et son destin la guette, au creux de la déception. Ce don de soi pour ça, se dira-t-elle, c’est trop moche pour être supportable. Quel gâchis ! Pourtant je l’aime, ce salaud. Après Léon le bobo du côté de la rue Oberkampf, il y aura Rodolphe à Tourgeville ou à Ramatuelle, sa Porsche, ses costards griffés, sa piscine dessinée par un artiste postmoderne. Après ? Le vide et le trop-plein. Pauvre héroïne ! Ton mal est inguérissable, et tant mieux : aussi longtemps que ses similibourgeoises bovaryseront tandis que leur mec officiel fait son tiercé ou boursicote en prenant son whisky, la France ne sera pas un pays de tourisme sexuel ou de puritanisme hystéro ; elle restera le havre des sensualités inassouvies. C’est un des versants les plus poignants de son génie.