Dictionnaire amoureux de la France | страница 11
B
Bonaparte
J’aurais sûrement détesté son cynisme, son arrivisme, son népotisme, son racisme, son sentimentalisme sirupeux. Mis bout à bout, les traits de sa personnalité produisent un faquin dont on n’a pas envie de se faire un ami. À peine un copain de régiment.
J’aurais été subjugué comme tout le monde par la campagne d’Italie ; sans doute aussi par la folle aventure en Égypte. Peut-être aurais-je approuvé le 18 Brumaire, il fallait en finir. C’était un vrai chef et déjà un héros, l’autolégitimation allait de soi. Murat à Saint-Cloud, balançant les députés par les fenêtres (« Citoyens, je vous dissous ! »), c’est une scène de Dumas avant la lettre.
L’assassinat du duc d’Enghien m’aurait écœuré, c’était une vraie saloperie. Le Concordat m’aurait rassuré, il fallait bien réconcilier la mitre et le bonnet phrygien. L’œuvre du législateur laisse pantois, il a tout conçu, tout prévu, tout mis en œuvre ; j’aurais admiré ce chantier herculéen.
Le sacre m’aurait fait rigoler. Tellement kitsch que ses maréchaux (de fraîche date) ne l’ont pas pris au sérieux. Ils désapprouvaient cette mascarade qui rendait paradoxalement le bonapartisme plus précaire et à Notre-Dame ils se sont comportés comme des reîtres. Tout de même, le mariage bâclé avec Joséphine, le coup de la couronne sous le nez du pape médusé, la musique de Paisiello, c’était du beau théâtre romantique. Davantage que du théâtre : en regardant la toile de David (un salaud de génie), on est touché par un mélange de folie mégalomaniaque et de grandeur. Il se prenait pour César Auguste et il a plié la réalité à cette extravagance.
La frénésie guerrière, l’Europe mise à sac, Austerlitz, Wagram, Essling, Eylau, l’Espagne, la Russie, la campagne de France… Peut-être me serais-je engagé pour n’être pas de reste, et j’aurais été une victime parmi tant d’autres de sa fuite en avant. Tous ces cadavres pour aboutir au traité de Vienne et à la Restauration. Reste qu’il a toisé les Pyramides, dormi à Schönbrunn et au Kremlin : ça fait rêver. En langage de rugby, on dirait qu’il les a « bougés ». Tous : les rois, les princes, les peuples, les généraux en chef, les penseurs (Hegel).
Peut-être, à l’instar de Chateaubriand — ou de Constant —, sa tyrannie m’aurait-elle acculé à l’exil. Quitte à le rejoindre pour ce fabuleux « vol de l’aigle de clochers en clochers » depuis Golfe-Juan jusqu’à l’Élysée. Les Cent-Jours, c’est encore du Dumas.