Dictionnaire amoureux de la France | страница 10



siècle, ce qui laisse à penser que les âges ne se sont pas emboîtés comme il est dit dans les histoires de l’art : ce clocher n’a rien de la Renaissance. Une légende veut que le maréchal Ney, pourchassé par la police de Louis XVIII, se soit planqué dans nos souterrains avant d’être arrêté du côté de Roanne.

La plupart des maisons ont été bâties entre la Restauration, la monarchie de Juillet et le Second Empire. Granit taillé, toits de lauzes à quatre pans. La III>e République nous a dotés comme partout d’une école publique, d’une mairie et d’un monument aux morts. Quarante-six morts en 14–18, treize en 39–45, un en Indochine, un en Algérie. Mon grand-père paternel était à Verdun, le maternel aux Dardanelles : comme presque toutes les familles, la mienne a payé cash la folie des politiques et des diplomates. Aucune gratitude envers l’« État », la « République », etc. Mon amour pour la France ne mange pas de ce pain-là, il a d’autres fournils pour cuire sa passion. Bref.

Les temps modernes ont implanté un terrain de camping, un court de tennis, une salle polyvalente, un lotissement et un plan d’eau. L’été, l’on s’y trempe et l’on bronze quelque peu, ce n’est pas le climat de la Riviera, verdure oblige. L’hiver, le village se morfond. Histoire ordinaire d’une ruralité en décrépitude. Lorsque j’étais enfant de chœur, il y avait des écoliers sous le préau, des artisans sur la place de l’église, de la volaille sur chaque seuil et devant l’âtre une veuve en noir de 14–18 qui parlait patois. L’instituteur et le curé se tiraient la bourre. J’aurai connu un sursis de vraie vie campagnarde, juste avant l’agonie : les galoches de bois, les vaches au joug, la traite à mains nues, les jours de batteuse. Pas d’éclairage dans les hameaux, eau courante à la fontaine, lavoir public et toilettes en forme de cabanon au fond du jardin. Les « Trente Glorieuses » ont sonné un glas. Désormais les paysans se font rares, les volets des maisons ne s’ouvrent qu’aux vacances. Jusqu’à quand verrai-je des troupeaux dont le tintement des cloches dans la nuit ponctue le silence sans l’abîmer ? S’ils disparaissent, j’aurai le cœur gros, mais Auriac restera le point focal de ma carte du Tendre, le dépositaire complaisant de mes états d’âme. Je l’aime en toutes ses saisons — le temps des grillons, le temps des champignons, le temps des pâquerettes. En parcourant le dédale des sentiers où j’emmenais mes copines, pour des flirts bénins à l’ombre des châtaigneraies, les instances variables de mon petit « moi » accèdent à un semblant d’unité — et, si Dieu me prête vie, j’y finirai mes jours. J’écris ces lignes sur le sol africain, au bord de l’océan, et je m’y sens chez moi, en plus chaud. À vrai dire je me sens chez moi partout. Pourtant, où que je bivouaque, vient un moment où j’ai envie de m’en aller. Tandis qu’à Auriac j’ai toujours envie de rester. Jamais je n’ai quitté mon village, fût-ce pour une semaine, sans un petit nœud dans la gorge. C’est très français, ce besoin d’avoir toujours son terrier dans la musette, en guise d’en-cas. Français et littéraire. Depuis les débuts de l’ère industrielle, la France n’a cessé de produire des écrivains aptes à extraire de l’universel d’une gangue locale, poétisée par l’exil, à Paris ou ailleurs. Ma gangue, c’est ce village en flottaison entre ciel et terre, battu par des vents qui rendent à mes expectatives un écho langoureux. De loin en loin, une buse ou un milan dessinent dans le ciel des arabesques, au gré de leur désir ; ou bien un renard pointe ses oreilles à l’orée d’un pacage. Ces genres de beauté suffisent à mon bonheur.