Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 75
Et il piqua vers l’ennemi avec une seconde grimace plus affreuse que la première.
Il croyait trouver des hommes, il trouva de l’eau ; j’avais prévu la chose, moi : Saint-Aignan et ses paladins y sont restés.
S’il m’eût écouté, au lieu de faire cette vaillantise inutile, nous l’aurions à cette table, et il ne ferait pas à cette heure une troisième grimace plus laide probablement encore que les deux premières.
Un frisson d’horreur parcourut le cercle des assistants.
– Ce misérable n’a pas de cœur, pensa Henri. Oh !
pourquoi son malheur, sa honte et surtout sa naissance le protègent-ils contre l’appel qu’on aurait tant de bonheur à lui adresser !
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– Messieurs, dit à voix basse Aurilly qui sentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gens de cœur par les paroles du prince, vous voyez comme monseigneur est affecté, ne faites donc point attention à ses paroles : depuis le malheur qui lui est arrivé, je crois qu’il a vraiment des instants de délire.
– Et voilà, dit le prince en vidant son verre, comment Saint-Aignan est mort et comment je vis ; au reste, en mourant, il m’a rendu un dernier service : il a fait croire, comme il montait mon cheval, que c’était moi qui étais mort ; de sorte que ce bruit s’est répandu non seulement dans l’armée française, mais encore dans l’armée flamande, qui alors s’est ralentie à ma poursuite ; mais rassurez-vous, messieurs, nos bons Flamands ne porteront pas la chose en paradis ; nous aurons une revanche, messieurs, et sanglante même, et je me compose depuis hier, mentalement du moins, la plus formidable armée qui ait jamais existé.
– En attendant, monseigneur, dit Henri, Votre Altesse va prendre le commandement de mes hommes ; il ne m’appartient plus à moi, simple gentilhomme, de donner un seul ordre là où est un fils de France.
– Soit, dit le prince, et je commence par ordonner à tout le monde de souper, et à vous particulièrement, monsieur du Bouchage, car vous n’avez pas même approché de votre assiette.
– Monseigneur, je n’ai pas faim.
– En ce cas, du Bouchage, mon ami, retournez visiter vos postes. Annoncez aux chefs que je vis, mais priez-les de ne pas s’en réjouir trop hautement, avant que nous n’ayons gagné une meilleure citadelle ou rejoint le corps d’armée de notre invincible Joyeuse, car je vous avoue que je me soucie moins que jamais d’être pris, maintenant que j’ai échappé au feu et à l’eau.