Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 74
Pas un sourire n’accueillit cette plaisanterie, que le duc eût certes punie de mort si elle eût été faite par un autre que par lui.
– Oui, oui, c’est bien le mot. Hein ? comme nous courions, continua-t-il, n’est-ce pas, mon brave Aurilly ?
– Chacun, dit Henri, connaît la froide bravoure et le génie militaire de Votre Altesse, nous la supplions donc de ne pas nous déchirer le cœur en se donnant des torts qu’elle n’a pas. Le meilleur général n’est pas invincible, et Annibal lui-même a été vaincu à Zama.
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– Oui, répondit le duc, mais Annibal avait gagné les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes, tandis que moi je n’ai gagné que celle de Cateau-Cambrésis ; ce n’est point assez, en vérité, pour soutenir la comparaison.
– Mais monseigneur plaisante lorsqu’il dit qu’il a fui ?
– Non, pardieu ! je ne plaisante pas : d’ailleurs trouves-tu qu’il y ait de quoi plaisanter, du Bouchage ?
– Pouvait-on faire autrement, monsieur le comte ? dit Aurilly, croyant qu’il était besoin qu’il vînt en aide à son maître.
– Tais-toi, Aurilly, dit le duc ; demande à l’ombre de Saint-Aignan si l’on pouvait ne pas fuir ?
Aurilly baissa la tête.
– Ah ! vous ne savez pas l’histoire de Saint-Aignan, vous autres ; c’est vrai ; je vais vous la conter en trois grimaces.
À cette plaisanterie qui, dans la circonstance, avait quelque chose d’odieux, les officiers froncèrent le sourcil, sans s’inquiéter s’ils déplaisaient ou non à leur maître.
– Imaginez-vous donc, messieurs, dit le prince sans paraître avoir le moins du monde remarqué ce signe de désapprobation, imaginez-vous qu’au moment où la bataille se déclarait perdue, il réunit cinq cents chevaux et, au lieu de s’en aller comme tout le monde, il vint à moi et me dit :
– Il faut donner, monseigneur.
– Comment, donner ? lui répondis-je ; vous êtes fou, Saint-Aignan, ils sont cent contre un.
– Fussent-ils mille, répliqua-t-il avec une affreuse grimace, je donnerai.
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– Donnez, mon cher, donnez, répondis-je ; moi je ne donne pas, au contraire.
– Vous me donnerez cependant votre cheval, qui ne peut plus marcher, et vous prendrez le mien qui est frais ; comme je ne veux pas fuir, tout cheval m’est bon, à moi.
Et, en effet, il prit mon cheval blanc, et me donna son cheval noir, en me disant :
– Prince, voilà un coureur qui fera vingt lieues en quatre heures, si vous le voulez.
Puis, se retournant vers ses hommes :
– Allons, messieurs, dit-il, suivez-moi ; en avant ceux qui ne veulent pas tourner le dos !