Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 73
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– Monseigneur, reprit Joyeuse, si notre bataille est une bataille de Cannes, nous sommes plus heureux que les Romains, car nous avons conservé notre Paul-Émile.
– Sur mon âme, messieurs, reprit le duc, le Paul-Émile d’Anvers, c’est Joyeuse, et, sans doute, pour pousser la ressemblance jusqu’au bout avec son héroïque modèle, ton frère est mort, n’est-ce pas, du Bouchage ?
Henri se sentit le cœur déchiré par cette froide question.
– Non, monseigneur, répondit-il, il vit.
– Ah ! tant mieux, dit le duc avec un sourire glacé ; quoi !
notre brave Joyeuse a survécu. Où est-il que je l’embrasse ?
– Il n’est point ici, monseigneur.
– Ah ! oui, blessé.
– Non, monseigneur, sain et sauf.
– Mais fugitif comme moi, errant, affamé, honteux et pauvre guerrier, hélas ! Le proverbe a bien raison : Pour la gloire l’épée, après l’épée le sang, après le sang les larmes.
– Monseigneur, j’ignorais le proverbe, et je suis heureux, malgré le proverbe, d’apprendre à Votre Altesse que mon frère a eu le bonheur de sauver trois mille hommes, avec lesquels il occupe un gros bourg à sept lieues d’ici, et, tel que me voit Son Altesse, je marche comme éclaireur de son armée.
Le duc pâlit.
– Trois mille hommes ! dit-il, et c’est Joyeuse qui a sauvé ces trois mille hommes ? Sais-tu que c’est un Xénophon, ton frère ; il est pardieu fort heureux que mon frère, à moi, m’ait envoyé le tien, sans quoi je revenais tout seul en France. Vive
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Joyeuse, pardieu ! foin de la maison de Valois ; ce n’est pas elle, ma foi, qui peut prendre pour sa devise : Hilariter.
– Monseigneur, oh ! monseigneur ! murmura du Bouchage suffoqué de douleur, en voyant que cette hilarité du prince cachait une sombre et douloureuse jalousie.
– Non, sur mon âme, je dis vrai, n’est-ce pas, Aurilly ?
Nous revenons en France pareils à François Ier après la bataille de Pavie. Tout est perdu, plus l’honneur ! Ah ! ah ! ah ! j’ai retrouvé la devise de la maison de France, moi !
Un morne silence accueillit ces rires déchirants comme s’ils eussent été des sanglots.
– Monseigneur, interrompit Henri, racontez-moi comment le dieu tutélaire de la France a sauvé Votre Altesse.
– Eh ! cher comte, c’est bien simple, le dieu tutélaire de la France était occupé à autre chose de plus important sans doute en ce moment, de sorte que je me suis sauvé tout seul.
– Et comment cela, monseigneur ?
– Mais à toutes jambes.