Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 151




– Merci ! oh ! merci, mon frère !


– Écoutez-moi, Henri. Il faut prendre de l’argent, deux écuyers, et voyager par toute l’Europe, comme il convient à un fils de la maison dont nous sommes. Vous verrez des pays lointains, la Tartarie, la Russie même, les Lapons, ces peuples fabuleux que ne visite jamais le soleil ; vous vous ensevelirez

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dans vos pensées jusqu’à ce que le germe dévorant qui travaille en vous soit éteint ou assouvi… Alors vous nous reviendrez.


Henri, qui s’était assis, se leva plus sérieux que n’avait été son frère.


– Vous ne m’avez pas compris, dit-il, monseigneur.


– Pardon, Henri, vous avez dit retraite et solitude.


– Oui, j’ai dit cela ; mais, par retraite et solitude, j’ai entendu parler du cloître, mon frère, et non des voyages ; voyager, c’est jouir encore de la vie, moi je veux presque souffrir la mort, et, si je ne la souffre pas, la savourer du moins.


– C’est là une absurde pensée, permettez-moi de vous le dire, Henri, car enfin quiconque veut s’isoler est seul partout.

Mais soit, le cloître. Eh bien ! je comprends que vous soyez venu vers moi pour me parler de ce projet. Je connais des bénédictins fort savants, des augustins très ingénieux, dont les maisons sont gaies, fleuries, douces et commodes. Au milieu des travaux de la science ou des arts, vous passerez une année charmante, en bonne compagnie, ce qui est important, car on ne doit pas s’encrasser en ce monde, et si au bout de cette année, vous persistez dans votre projet, eh bien ! mon cher Henri, je ne vous ferai plus opposition, et moi-même vous ouvrirai la porte qui vous conduira doucement au salut éternel.


– Vous ne me comprenez décidément pas, mon frère, répondit du Bouchage en secouant la tête, ou plutôt votre généreuse intelligence ne veut pas me comprendre : ce n’est pas un séjour gai, une aimable retraite que je veux, c’est la claustration rigoureuse, noire et morte ; je tiens à prononcer mes vœux, des vœux qui ne me laissent pour toute distraction qu’une tombe à creuser, qu’une longue prière à dire.


Le cardinal fronça le sourcil et se leva de son siège.


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– Oui, dit-il, j’avais parfaitement compris, et j’essayais, par ma résistance sans phrases et sans dialectique, de combattre la folie de vos résolutions ; mais vous m’y forcez, écoutez-moi.


– Ah ! mon frère, dit Henri avec abattement, n’essayez pas de me convaincre, c’est impossible.


– Mon frère, je vous parlerai au nom de Dieu d’abord, de Dieu que vous offensez, en disant que vient de lui cette résolution farouche : Dieu n’accepte pas des sacrifices irréfléchis. Vous êtes faible, puisque vous vous laissez abattre par la première douleur ; comment Dieu vous saurait-il gré d’une victime presque indigne que vous lui offrez ?