Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 152
Henri fit un mouvement.
– Oh ! je ne veux plus vous ménager, mon frère, vous qui ne ménagez personne d’entre nous, reprit le cardinal ; vous qui oubliez le chagrin que vous causerez à notre frère aîné, à moi.
– Pardon, interrompit Henri, dont les joues se couvrirent de rougeur, pardon, monseigneur, le service de Dieu est-il donc une carrière si sombre et si déshonorante, que toute une famille en prenne le deuil ! Vous, mon frère, vous dont je vois le portrait en cette chambre, avec cet or, ces diamants, cette pourpre, n’êtes-vous pas l’honneur et la joie de notre maison, bien que vous ayez choisi le service de Dieu, comme mon frère aîné celui des rois de la terre ?
– Enfant ! enfant ! s’écria le cardinal avec impatience ; vous me feriez croire que la tête vous a tourné. Comment ! vous allez comparer ma maison à un cloître ; mes cent valets, mes piqueurs, mes gentilshommes et mes gardes, à la cellule et au balai, qui sont les seules armes et la seule richesse du cloître !
Êtes-vous en démence ? N’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous repoussez ces superfluités qui sont mon nécessaire, les tableaux, les vases précieux, la pompe et le bruit ? Avez-vous, comme moi, le désir et l’espoir de mettre sur votre front la tiare
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de saint Pierre ? Voilà une carrière, Henri ; on y court, on y lutte, on y vit ; mais vous ! vous, c’est la sape du mineur, c’est la bêche du trappiste, c’est la tombe du fossoyeur que vous voulez ; plus d’air, plus de joie, plus d’espoir ! Et tout cela, j’en rougis pour vous qui êtes un homme, tout cela, parce que vous aimez une femme qui ne vous aime pas. En vérité, Henri, vous faites tort à votre race !
– Mon frère ! s’écria le jeune homme pâle et les yeux flamboyants d’un feu sombre, aimez-vous mieux que je me casse la tête d’un coup de pistolet, ou que je profite de l’honneur que j’ai de porter une épée pour me l’enfoncer dans le cœur ?
Pardieu ! monseigneur, vous qui êtes cardinal et prince, donnez-moi l’absolution de ce péché mortel, la chose sera faite si vite que vous n’aurez pas eu le temps d’achever cette laide et indigne pensée : que je déshonore ma race, ce que, grâce à Dieu, ne fera jamais un Joyeuse.
– Allons, allons, Henri ! dit le cardinal en attirant à lui son frère, et le retenant dans ses bras, allons, cher enfant, aimé de tous, oublie et sois clément pour ceux qui t’aiment. Je t’en supplie en égoïste ; écoute : chose rare ici-bas, nous sommes tous heureux, les uns par l’ambition satisfaite, les autres par les bénédictions de tout genre que Dieu fait fleurir sur notre existence ; ne jette donc pas, je t’en supplie, Henri, le poison mortel de la retraite sur les joies de ta famille ; songe que notre père en pleurera, songe que tous, nous porterons au front la tache noire de ce deuil que tu vas nous faire. Je t’adjure, Henri, de te laisser fléchir : le cloître ne te vaut rien. Je ne te dis pas que tu y mourras, car tu me répondrais, malheureux, par un sourire, hélas ! trop intelligible ; non, je te dirai que le cloître est plus fatal que la tombe : la tombe n’éteint que la vie, le cloître éteint l’intelligence, le cloître courbe le front, au lieu de relever au ciel ; l’humidité des voûtes passe peu à peu dans le sang et s’infiltre jusque dans la moelle des os, pour faire du cloîtré une statue de granit de plus dans son couvent. Mon frère, mon frère, prends-y garde : nous n’avons que quelques années, nous n’avons qu’une jeunesse. Eh bien ! les années de la belle