Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 125




– Ah ! cela vous va, dit Chicot, continuons, l’ami, j’ai la tête solide.


Et chacun d’eux avala encore sa bouteille.


Le vin produisait sur les deux compagnons un effet tout opposé : il déliait la langue de Chicot et nouait celle de Borromée.


– Ah ! murmura Chicot, tu te tais, l’ami ; tu doutes de toi.


– Ah ! se dit tout bas Borromée, tu bavardes, donc tu te grises.


– Combien faut-il donc de bouteilles, compère ? demanda Borromée.


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– Pour quoi faire ? dit Chicot.


– Pour être gai.


– Avec quatre, j’ai mon compte.


– Et pour être gris ?


– Mettons-en six.


– Et pour être ivre ?


– Doublons.


– Gascon ! pensa Borromée ; il balbutie et n’en est encore qu’à la quatrième.


– Alors nous avons de la marge, dit Borromée, en tirant du panier une cinquième bouteille pour lui et une cinquième pour Chicot.


Seulement Chicot remarquait que des cinq bouteilles rangées à la droite de Borromée, les unes étaient à moitié, les autres aux deux tiers, aucune n’était vide.


Cela le confirma dans cette pensée qui lui était venue tout d’abord, que le capitaine avait de mauvaises intentions à son égard.


Il se souleva pour aller au devant de la cinquième bouteille que lui présentait Borromée, et oscilla sur ses jambes.


– Bon ! dit-il, avez-vous senti ?


– Quoi ?


– Une secousse de tremblement de terre.


– 246 –


– Bah !


– Oui, ventre de biche ! heureusement que l’hôtellerie de laCorne d’Abondance est solide, quoiqu’elle soit bâtie sur pivot.


– Comment ! elle est bâtie sur pivot ? demanda Borromée.


– Sans doute, puisqu’elle tourne.


– C’est juste, dit Borromée en avalant son verre jusqu’à la dernière goutte ; je sentais bien l’effet, mais je ne devinais pas la cause.


– Parce que vous n’êtes pas latiniste, dit Chicot, parce que vous n’avez pas lu le traité De natura rerum ; si vous l’eussiez lu, vous sauriez qu’il n’y a pas d’effet sans cause.


– Eh bien ! mon cher confrère, dit Borromée, car enfin vous êtes capitaine comme moi, n’est-ce pas ?


– Capitaine depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, répondit Chicot.


– Eh bien ! mon cher capitaine, reprit Borromée, dites-moi, puisqu’il n’y a pas d’effet sans cause, à ce que vous prétendez, dites-moi quelle était la cause de votre déguisement ?


– De quel déguisement ?


– De celui que vous portiez lorsque vous êtes venu chez dom Modeste.


– Comment donc étais-je déguisé ?


– En bourgeois.


– Ah ! c’est vrai.

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– Dites-moi cela, et vous commencerez mon éducation de philosophe.