Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 103
– Le fait est, Henri, que les villes sont un centre de corruption.
– Juges-en : tu fais cinq cents lieues sans encombre.
– Je te le dis, sur des roulettes.
– Moi, je vais seulement à Vincennes, trois quarts de lieue…
– Eh bien ?
– Eh bien ! je manque d’être assassiné sur la route.
– Ah bah ! fit Chicot.
– Je te conterai cela, mon ami, je suis en train d’en faire imprimer la relation circonstanciée ; sans mes quarante-cinq, j’étais mort.
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– Vraiment ! et où la chose s’est-elle passée ?
– Tu veux demander où elle devait se passer ?
– Oui.
– À Bel-Esbat.
– Près du couvent de notre ami Gorenflot ?
– Justement.
– Et comment s’est-il conduit dans cette circonstance, notre ami ?
– À merveille, comme toujours, Chicot ; je ne sais si de son côté il avait entendu parler de quelque chose, mais, au lieu de ronfler comme font à cette heure tous mes fainéants de moines, il était debout sur son balcon, tandis que tout son couvent tenait la route.
– Et il n’a rien fait autre chose ?
– Qui ?
– Dom Modeste.
– Il m’a béni avec une majesté qui n’appartient qu’à lui, Chicot.
– Et ses moines ?
– Ils ont crié vive le roi ! à tue-tête.
– Et tu ne t’es pas aperçu d’autre chose ?
– De quelle chose ?
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– C’est qu’ils portassent une arme quelconque sous leur robe.
– Ils étaient armés de toutes pièces, Chicot ; voilà où je reconnais la prévoyance du digne prieur ; voilà où je me dis : Cet homme savait tout, et cependant cet homme n’a rien dit, rien demandé ; il n’est pas venu le lendemain, comme d’Épernon, fouiller dans toutes mes poches, en me disant : Sire, pour avoir sauvé le roi.
– Oh ! quant à cela, il en était incapable ; d’ailleurs ses mains n’y entreraient pas, dans tes poches.
– Chicot, pas de plaisanteries sur dom Modeste, c’est un des plus grands hommes qui illustreront mon règne, et je te déclare qu’à la première occasion je lui fais donner un évêché.
– Et tu feras très bien, mon roi.
– Remarque une chose, Chicot, dit le roi en prenant son air profond, lorsqu’ils sortent des rangs du peuple les gens d’élite sont complets ; nous autres gentilshommes, vois-tu, nous prenons dans notre sang certaines vertus et certains vices de race, qui nous font des spécialités historiques. Ainsi, les Valois sont fins et subtils, braves, mais paresseux ; les Lorrains sont ambitieux et avares avec des idées, de l’intrigue, du mouvement ; les Bourbons sont sensuels et circonspects, mais sans idée, sans force, sans volonté ; vois plutôt Henri. Lorsque la nature, au contraire, pétrit de prime saut un homme né de rien, elle n’emploie que sa plus fine argile ; ainsi ton Gorenflot est complet.