Les Quarante-cinq. Tome I | страница 68




Le bourgeois sembla chercher ; le marchand resta immobile et attendant.


– N’êtes-vous pas Nicolas ?


La figure du marchand se décomposa, on voyait le casque trembler dans sa main.


– Nicolas ? répéta-t-il.


– Nicolas Truchou, marchand quincaillier, rue de la Cossonnerie.


– Non, non, répliqua le marchand qui sourit et respira en homme quatre fois heureux.


– N’importe, vous avez une bonne figure ; il s’agit donc de m’acheter l’armure complète, cuirasse, brassards et épée.


– Faites attention que c’est commerce défendu, monsieur.

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– Je le sais, votre vendeur vous l’a crié assez haut tout à l’heure.


– Vous avez entendu ?


– Parfaitement ; vous avez même été large en affaire : c’est ce qui m’a donné l’idée de me mettre en relations avec vous ; mais, soyez tranquille, je n’abuserai pas, moi ; je sais ce que c’est que le commerce : j’ai été négociant aussi.


– Ah ! et que vendiez-vous ?


– Ce que je vendais ?


– Oui.


– De la faveur.


– Bon commerce, monsieur.


– Aussi j’y ai fait fortune, et vous me voyez bourgeois.


– Je vous en fais mon compliment.


– Il en résulte que j’aime mes aises, et que je vends toute ma ferraille parce qu’elle me gêne.


– Je comprends cela.


– Il y a encore là les cuissards ; ah ! et puis les gants.


– Mais je n’ai pas besoin de tout cela.


– Ni moi non plus.


– Je prendrai seulement la cuirasse.


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– Vous n’achetez donc que des cuirasses ?


– Oui.


– C’est drôle, car enfin vous achetez pour revendre au poids ; vous l’avez dit du moins, et du fer est du fer.


– C’est vrai, mais, voyez-vous, de préférence…


– Comme il vous plaira : achetez la cuirasse, ou plutôt, vous avez raison, allez, n’achetez rien du tout.


– Que voulez-vous dire ?


– Je veux dire que, dans des temps comme ceux où nous vivons, chacun a besoin de ses armes.


– Quoi ! en pleine paix ?


– Mon cher ami, si nous étions en pleine paix, il ne se ferait pas un tel commerce de cuirasses, ventre de biche ! Ce n’est point à moi qu’on dit de ces choses-là.


– Monsieur ?


– Et si clandestin surtout.


Le marchand fit un mouvement pour s’éloigner.


– Mais, en vérité, plus je vous regarde, dit le bourgeois, plus je suis sûr que je vous connais ; non, vous n’êtes pas Nicolas Truchou, mais je vous connais tout de même.


– Silence.


– Et si vous achetez des cuirasses.


– Eh bien ?

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– Eh bien, je suis sûr que c’est pour accomplir une œuvre agréable à Dieu.


– Taisez-vous !


– Vous m’enchantez, dit le bourgeois en tendant par le balcon un immense bras dont la main alla s’emmancher à la main du marchand.