Les Quarante-cinq. Tome I | страница 45




– Non pas, mordieu ! il y a déjà bien assez d’un fou et d’un moine dans la famille ; restons-en là maintenant, mon cher ami.


– Pas d’observations, Anne, pas de railleries ; les observations seraient inutiles, les railleries ne feraient rien.


– Et qui te parle d’observations et de railleries ?


– À la bonne heure. Mais…


– Laisse-moi seulement te dire une chose.


– Laquelle ?


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– C’est que tu t’y es pris comme un franc écolier.


– Je n’ai fait ni combinaisons ni calculs, je ne m’y suis pas pris, je me suis abandonné à quelque chose de plus fort que moi.

Quand un courant vous emporte, mieux vaut suivre le courant que de lutter contre lui.


– Et s’il conduit à quelque abîme ?


– Il faut s’y engloutir, mon frère.


– C’est ton avis ?


– Oui.


– Ce n’est pas le mien, et à ta place…


– Qu’eussiez-vous fait, Anne ?


– Assez, certainement, pour savoir son nom, son âge ; à ta place…


– Anne, Anne, vous ne la connaissez pas.


– Non, mais je te connais. Comment, Henri, vous aviez cinquante mille écus que je vous ai donnés sur les cent mille dont le roi m’a fait cadeau à sa fête…


– Ils sont encore dans mon coffre, Anne : pas un ne manque.


– Mordieu ! tant pis ; s’ils n’étaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votre alcôve.


– Oh ! mon frère.


– Il n’y a pas de : oh ! mon frère ; un serviteur ordinaire se vend pour dix écus, un bon pour cent, un excellent pour mille,

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un merveilleux pour trois mille. Voyons maintenant, supposons le phénix des serviteurs ; rêvons le dieu de la fidélité, et moyennant vingt mille écus, par le pape, il sera à vous ! Donc il vous restait cent trente mille livres pour payer le phénix des serviteurs. Henri, mon ami, vous êtes un niais.


– Anne, dit Henri en soupirant, il y a des gens qui ne se vendent pas ; il y a des cœurs qu’un roi même n’est pas assez riche pour acheter.


Joyeuse se calma.


– Eh bien, je l’admets, dit-il ; mais il n’en est pas qui ne se donnent.


– À la bonne heure.


– Eh bien ! qu’avez-vous fait pour que le cœur de cette belle insensible se donnât à vous ?


– J’ai la conviction, Anne, d’avoir fait tout ce que je pouvais faire.


– Allons donc, comte du Bouchage, vous voyez une femme triste, enfermée, gémissante, et vous vous faites plus triste, plus reclus, plus gémissant, c’est-à-dire plus assommant qu’ellemême ! En vérité, vous parliez des façons vulgaires de l’amour, et vous êtes banal comme un quartenier. Elle est seule, faites-lui compagnie ; elle est triste, soyez gai ; elle regrette, consolez-la, et remplacez.