Les Quarante-cinq. Tome I | страница 44




Au cri que je poussai, le serviteur me regarda plus attentivement à son tour.


– Merci, monsieur, me dit-il encore une fois, merci ; mais, vous le voyez, le feu est éteint. Sortez, je vous en supplie, sortez.


– Mon ami, lui dis-je, vous me congédiez bien durement.


– Madame, dit le serviteur, c’est lui.


– Qui, lui ? demanda-t-elle.


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– Ce jeune cavalier que nous avons rencontré dans le jardin de la Gypecienne, et qui nous a suivis rue de Lesdiguières.


Elle arrêta alors son regard sur moi, et à ce regard je compris qu’elle me voyait pour la première fois.


– Monsieur, dit-elle, par grâce, éloignez-vous !


J’hésitais, je voulais parler, prier ; mais les paroles manquaient à mes lèvres ; je restais immobile et muet, occupé à la regarder.


– Prenez garde, monsieur, dit le serviteur avec plus de tristesse que de sévérité, prenez garde, vous forceriez madame à fuir une seconde fois.


– Oh ! qu’à Dieu ne plaise ! répondis-je en m’inclinant ; mais, madame, je ne vous offense point cependant.


Elle ne me répondit point. Aussi insensible, aussi muette, aussi glacée que si elle ne m’eût point entendu, elle se retourna, et je la vis disparaître graduellement dans l’ombre, descendant les marches d’un escalier sur lequel son pas ne retentissait pas plus que ne l’eût fait le pas d’un fantôme.


– Et voilà tout ? demanda Joyeuse.


– Voilà tout. Alors le serviteur me conduisit jusqu’à la porte, en me disant :


– Oubliez, monsieur, au nom de Jésus et de la Vierge Marie, je vous en supplie, oubliez !


Je m’enfuis, éperdu, égaré, stupide, serrant ma tête entre mes deux mains, et me demandant si je ne devenais pas fou.


Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, et voilà pourquoi, en sortant de l’Hôtel-de-Ville, mes pas se sont dirigés

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tout naturellement de ce côté ; chaque soir, disais-je, je vais dans cette rue, je me cache à l’angle d’une maison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dont l’ombre m’enveloppe entièrement ; une fois sur dix, je vois passer de la lumière dans la chambre qu’elle habite : c’est là ma vie, c’est là mon bonheur.


– Quel bonheur ! s’écria Joyeuse.


– Hélas ! je le perds si j’en désire un autre.


– Mais si tu te perds toi-même avec cette résignation ?


– Mon frère, dit Henri avec un triste sourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.


– C’est impossible.


– Que veux-tu, le bonheur est relatif ; je sais qu’elle est là, qu’elle vit là, qu’elle respire là ; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il me semble la voir ; si elle quittait cette maison, si je passais encore quinze jours comme ceux que je passai quand je l’eus perdue, mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.