Les Quarante-cinq. Tome I | страница 136




Eusèbe salua.


– Je puis donc me retirer ? demanda-t-il.


Le prieur consulta Chicot.


– Qu’il se retire, dit Chicot.


– Retirez-vous et envoyez-moi le frère sommelier.


Eusèbe salua et sortit.


Le frère sommelier succéda au frère Eusèbe et reçut des ordres non moins précis et non moins détaillés.


Dix minutes après, devant la table couverte d’une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deux larges fauteuils tout garnis de coussins, s’opposaient l’un à l’autre, fourchettes et couteaux en main, comme deux duellistes.

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La table, suffisamment grande pour six personnes, était pourtant remplie, tant le sommelier avait accumulé les bouteilles de formes et d’étiquettes différentes.


Eusèbe, fidèle au programme, venait d’envoyer des œufs brouillés, des écrevisses et des champignons qui parfumaient l’air d’une moelleuse vapeur de truffe, de beurre frais comme la crème, de thym et de vin de Madère.


Chicot attaqua en homme affamé. Le prieur, au contraire, en homme qui se défie de lui-même, de son cuisinier et de son convive.


Mais, après quelques minutes, ce fut Gorenflot qui dévora, tandis que Chicot observait.


On commença par le vin du Rhin, puis l’on passa au bourgogne de 1550 ; on fit une excursion dans un ermitage dont on ignorait la date ; on effleura le Saint-Perey ; enfin l’on passa au vin de la pénitente.


– Qu’en dites-vous ? demanda Gorenflot après en avoir goûté trois fois sans oser se prononcer.


– Velouté, mais léger, fit Chicot ; et comment s’appelle votre pénitente ?


– Je ne la connais pas, moi.


– Ouais ! vous ne savez pas son nom ?


– Non, ma foi, nous traitons par ambassadeur.


Chicot fit une pause pendant laquelle il ferma doucement les yeux comme pour savourer une gorgée de vin qu’il retenait dans sa bouche avant de l’avaler, mais en réalité pour réfléchir.


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– Ainsi donc, dit-il au bout de cinq minutes, c’est en face d’un général d’armée que j’ai l’honneur de dîner ?


– Oh ! mon Dieu, oui !


– Comment, vous soupirez en disant cela ?


– Ah ! c’est bien fatigant, allez.


– Sans doute, mais c’est honorable, mais c’est beau.


– Superbe ! seulement je n’ai plus de silence aux offices…

et avant-hier j’ai été obligé de supprimer un plat au souper.


– Supprimer un plat… et pourquoi donc ?


– Parce que plusieurs de mes meilleurs soldats, je dois l’avouer, ont eu l’audace de trouver insuffisant le plat de raisiné de Bourgogne qu’on donne en troisième le vendredi.