Les Quarante-cinq. Tome I | страница 137




– Voyez-vous cela !… insuffisant !… et quelle raison donnaient-ils de cette insuffisance ?


– Ils prétendaient qu’ils avaient encore faim, et réclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard, ou poisson de haut goût. Comprenez-vous ces dévorants ?


– Dame ! s’ils font des exercices, ce n’est point étonnant qu’ils aient faim, ces moines.


– Où serait donc le mérite ? dit frère Modeste ; bien manger et bien travailler, c’est ce que peut faire tout le monde.

Que diable ! il faut savoir offrir ses privations au Seigneur, continua le digne abbé en empilant un quartier de jambon et de bœuf sur une bouchée déjà respectable de galantine dont frère Eusèbe n’avait point parlé, le mets étant trop simple, non pour être servi, mais pour figurer sur la carte.


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– Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot, vous allez vous étrangler, mon cher ami ; vous devenez cramoisi.


– C’est d’indignation, répliqua le prieur en vidant son verre qui contenait une demi-pinte.


Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenflot eut reposé son verre sur la table :


– Voyons, dit Chicot, achevons votre histoire, elle m’intéresse vivement, parole d’honneur. Vous leur avez donc retiré un plat parce qu’ils trouvaient qu’ils n’avaient pas assez à manger.


– Tout juste.


– C’est ingénieux.


– Aussi la punition a-t-elle fait un rude effet ; j’ai cru qu’on allait se révolter ; les yeux brillaient, les dents claquaient.


– Ils avaient faim, dit Chicot ; ventre de biche ! c’est bien naturel.


– Ils avaient faim, n’est-ce pas ?


– Sans doute.


– Vous le dites ? vous le croyez ?


– J’en suis sûr.


– Eh bien ! j’ai remarqué, ce soir-là, un fait bizarre et que je recommanderai à l’analyse de la science ; j’ai donc appelé frère Borromée, en le chargeant de mes instructions touchant cette privation d’un plat, à laquelle j’ai ajouté, voyant la rébellion, privation de vin.


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– Enfin ? demanda Chicot.


– Enfin, pour couronner l’œuvre, j’ai commandé un nouvel exercice, voulant terrasser l’hydre de la révolte : les psaumes disent cela, vous savez ; attendez donc : Cabis poriabisdiagonem, eh ! vous ne connaissez que cela, mordieu !


Proculcabis draconem, fit Chicot en versant à boire au prieur.


Draconem, c’est cela, bravo ! À propos de dragon, mangez donc de cette anguille, elle emporte la bouche, c’est merveilleux !


– Merci, je ne puis plus respirer ; mais racontez, racontez.


– Quoi ?


– Votre fait bizarre.