Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 65
La sueur de la honte coulait au front de Louis. Il sentait qu'il n'était pas de sa dignité d'entendre ainsi insulter son frère, mais il ne savait pas encore comment on voulait, surtout en face de celui devant qui il avait vu tout plier, même sa mère. Enfin il fit un effort.
– Mais, dit-il, monsieur le cardinal, ce n'est pas cinq cents hommes, c'est deux cents.
– Vous voyez bien que j'avais deviné ce qu'il demandait.
– Je n'ai jamais nié, monsieur, que vous n'eussiez un œil profond, et c'est pour cela que j'ai pensé que vous ne refuseriez pas à mon frère Charles une chose aussi simple et aussi facile à accorder
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que celle que je vous demande en son nom, monsieur le cardinal, ou plutôt au mien.
– Sire, dit Mazarin, voilà trente ans que je fais de la politique.
J'en ai fait d'abord avec M. le cardinal de Richelieu, puis tout seul.
« Cette politique n'a pas toujours été très honnête, il faut l'avouer ; mais elle n'a jamais été maladroite. Or, celle que l'on propose en ce moment à Votre Majesté est malhonnête et maladroite à la fois.
– Malhonnête, monsieur !
– Sire, vous avez fait un traité avec M. Cromwell.
– Oui ; et dans ce traité même M. Cromwell a signé au-dessus de moi.
– Pourquoi avez-vous signé si bas, Sire ? M. Cromwell a trouvé une bonne place, il l'a prise ; c'était assez son habitude. J'en reviens donc à M. Cromwell. Vous avez fait un traité avec lui, c'est-à-dire avec l'Angleterre, puisque quand vous avez signé ce traité M. Cromwell était l'Angleterre.
– M. Cromwell est mort.
– Vous croyez cela, Sire ?
– Mais sans doute, puisque son fils Richard lui a succédé et a abdiqué même.
– Eh bien ! voilà justement ! Richard a hérité à la mort de Cromwell, et l'Angleterre à l'abdication de Richard. Le traité faisait partie de l'héritage, qu'il fût entre les mains de M. Richard ou entre les mains de l'Angleterre. Le traité est donc bon toujours, valable autant que jamais. Pourquoi l'éluderiez-vous, Sire ? Qu'y a-t-il de
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changé ? Charles II veut aujourd'hui ce que nous n'avons pas voulu il y a dix ans ; mais c'est un cas prévu. Vous êtes l'allié de l'Angleterre, Sire, et non celui de Charles II. C'est malhonnête sans doute, au point de vue de la famille, d'avoir signé un traité avec un homme qui a fait couper la tête au beau-frère du roi votre père, et d'avoir contracté une alliance avec un Parlement qu'on appelle là-
bas un Parlement Croupion ; c'est malhonnête, j'en conviens, mais ce n'était pas maladroit au point de vue de la politique, puisque, grâce à ce traité, j'ai sauvé à Votre Majesté, mineure encore, les tracas d'une guerre extérieure, que la Fronde… vous vous rappelez la Fronde, Sire (le jeune roi baissa la tête), que la Fronde eût fatalement compliqués. Et voilà comme quoi je prouve à Votre Majesté que changer de route maintenant sans prévenir nos alliés serait à la fois maladroit et malhonnête. Nous ferions la guerre en mettant les torts de notre côté ; nous la ferions, méritant qu'on nous la fît, et nous aurions l'air de la craindre, tout en la provoquant ; car une permission à cinq cents hommes, à deux cents hommes, à cinquante hommes, à dix hommes, c'est toujours une permission.