Vingt mille lieues sous les mers | страница 34
Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue. Mes membres se raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientôt haleter le pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressée. Je compris qu’il ne pouvait résister longtemps.
« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.
– Abandonner monsieur jamais ! répondit-il. Je compte bien me noyer avant lui ! »
En ce moment, la lune apparut à travers les franges d’un gros nuage que le vent entraînait dans l’est. La surface de la mer étincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards se portèrent à tous les points de l’horizon. J’aperçus la frégate. Elle était à cinq milles de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, à peine appréciable. Mais d’embarcations, point !
Je voulus crier. À quoi bon, à pareille distance ! Mes lèvres gonflées ne laissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l’entendis répéter à plusieurs reprises :
« À nous ! à nous ! »
Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fut-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l’oreille, mais il me sembla qu’un cri répondait au cri de Conseil.
« As-tu entendu ? murmurai-je.
– Oui ! oui ! »
Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel désespéré.
Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix humaine répondait à la nôtre ! Était-ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de l’océan, quelque autre victime du choc éprouvé par le navire ? Ou plutôt une embarcation de la frégate ne nous hélait-elle pas dans l’ombre ?
Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur mon épaule, tandis que je résistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors de l’eau et retomba épuisé.
« Qu’as-tu vu ?
– J’ai vu... murmura-t-il, j’ai vu... mais ne parlons pas... gardons toutes nos forces !... »
Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me vint pour la première fois à l’esprit ! Mais cette voix cependant ?... Les temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines !
Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel répondait une voix de plus en plus rapprochée. Je l’entendais à peine. Mes forces étaient à bout ; mes doigts s’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée ; le froid m’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, je m’abimai...