Vingt mille lieues sous les mers | страница 33
– Brisés ?
– Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, que l’Abraham Lincoln ait éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.
– Alors, nous sommes perdus !
– Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien des choses ! »
L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient comme une chape de plomb, j’éprouvais une extrême difficulté à me soutenir. Conseil s’en aperçut.
« Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit-il.
Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux.
À mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous continuâmes de « naviguer » l’un près de l’autre.
Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut-être notre disparition n’avait-elle pas été remarquée, et l’eût-elle été, la frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan en conséquence. Etonnante nature ! ce flegmatique garçon était là comme chez lui !
Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étant d’être recueillis par les embarcations de l’Abraham Lincoln, nous devions nous organiser de manière à les attendre le plus longtemps possible. Je résolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les épuiser simultanément, et voici ce qui fut convenu : pendant que l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait immobile, les bras croisés, les jambes allongées, l’autre nagerait et le pousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et, nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-être jusqu’au lever du jour.
Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enraciné au cœur de l’homme ! Puis, nous étions deux. Enfin, je l’affirme – bien que cela paraisse improbable –, si je cherchais à détruire en moi toute illusion, si je voulais « désespérer », je ne le pouvais pas !
La collision de la frégate et du cétacé s’était produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au lever du soleil. Opération rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer, assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard ces épaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que nous étions plongés dans un bain de mercure.