Vingt mille lieues sous les mers | страница 35
En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surface de l’eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m’évanouis...
Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. J’entrouvris les yeux...
« Conseil ! murmurai-je.
– Monsieur m’a sonné ? » répondit Conseil.
En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s’abaissait vers l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitôt.
« Ned ! m’écriai-je.
– En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit le Canadien.
– Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?
– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.
– Un îlot ?
– Ou, pour mieux dire, sur notre narval gigantesque.
– Expliquez-vous, Ned.
– Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.
– Pourquoi, Ned, pourquoi ?
– C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d’acier ! »
Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions.
Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou de l’objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifères marins.
Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les aligators.
Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable que cela fût, il semblait, que dis-je, il était fait de plaques boulonnées.
Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.
La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondre l’esprit !