Vingt mille lieues sous les mers | страница 32
La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormes trombes d’eau s’abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l’avant à l’arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.
VII
Une baleine d’espèce inconnue
Bien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, je n’en conservai pas moins une impression très nette de mes sensations.
Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont des maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureux coups de talon me ramenèrent à la surface de la mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L’équipage s’était-il aperçu de ma disparition ? L’Abraham Lincoln avait-il viré de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ? Devais-je espérer d’être sauvé ?
Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noire qui disparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’éteignirent dans l’éloignement. C’était la frégate. Je me sentis perdu.
« À moi ! à moi ! » criai-je, en nageant vers l’Abraham Lincoln d’un bras désespéré.
Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais ! ...
« À moi ! »
Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me débattis, entraîné dans l’abîme...
Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramené à la surface de la mer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :
« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyer sur mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »
Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.
« Toi ! dis-je, toi !
– Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.
– Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la mer ?
– Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur ! »
Le digne garçon trouvait cela tout naturel !
« Et la frégate ? demandai-je.
– La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !
– Tu dis ?
– Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer, j’entendis les hommes de barre s’écrier : « L’hélice et le gouvernail sont brisés... »