Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 20
Mais pas un cri, pas un murmure, pas une plainte : le Flamand se bat avec rage, le Français avec dépit. Le Flamand est furieux d’avoir à se battre, car il ne se bat ni par état ni par plaisir. Le Français est furieux d’avoir été attaqué lorsqu’il attaquait. Au moment où l’on en vient aux mains, avec cet acharnement que nous essaierions inutilement de rendre, des détonations pressées se font entendre du côté de Sainte-Marie, et une lueur s’élève au-dessus de la ville comme un panache de flammes. C’est Joyeuse qui attaque et qui va faire diversion en forçant la barrière qui défend l’Escaut, qui va pénétrer avec sa flotte jusqu’au cœur de la ville. Du moins, c’est ce qu’espèrent les Français.
Mais il n’en est point ainsi.
Poussé par un vent d’ouest, c’est-à-dire par le plus favorable à une pareille entreprise, Joyeuse avait levé l’ancre, et, la galère amirale en tête, il s’était laissé aller à cette brise qui le poussait malgré le courant. Tout était prêt pour le combat ; ses marins, armés de leurs sabres d’abordage, étaient à l’arrière ; ses canonniers, mèche allumée, étaient à leurs pièces ; ses gabiers avec des grenades dans les hunes ; enfin des matelots d’élite, armés de haches, se tenaient prêts à sauter sur les navires et les barques ennemis et à briser chaînes et cordages pour faire une trouée à la flotte. On avançait en silence. Les sept bâtiments de Joyeuse, disposés en manière de coin, dont la galère amirale formait l’angle le plus aigu, semblaient une troupe de fantômes gigantesques glissant à fleur d’eau. Le jeune
– 37 –
homme, dont le poste était sur son banc de quart, n’avait pu rester à son poste. Vêtu d’une magnifique armure, il avait pris sur la galère la place du premier lieutenant, et, courbé sur le beaupré, son œil semblait vouloir percer les brumes du fleuve et la profondeur de la nuit. Bientôt, à travers cette double obscurité, il vit apparaître la digue qui s’étendait sombre en travers du fleuve ; elle semblait abandonnée et déserte.
Seulement il y avait, dans ce pays d’embûches, quelque chose d’effrayant dans cet abandon et cette solitude.
Cependant on avançait toujours ; on était en vue du barrage, à dix encablures à peine, et à chaque seconde on s’en rapprochait davantage, sans qu’un seul qui vive ! fût encore venu frapper l’oreille des Français.
Les matelots ne voyaient dans ce silence qu’une négligence dont ils se réjouissaient ; le jeune amiral, plus prévoyant, y devinait quelque ruse dont il s’effrayait.