Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 120
Alors Gorenflot s’animait à vue d’œil, et Chicot, toujours intelligent, toujours observateur toujours anatomiste, Chicot étudiait chacun des degrés de son ivresse, étudiant cette curieuse nature à travers la vapeur subtile d’une émotion raisonnable ; et sous l’influence du bon vin, de la chaleur et de la liberté, la jeunesse remontait splendide, victorieuse et pleine de consolations à son cerveau.
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Chicot, en passant devant le carrefour Bussy, se haussa sur les pointes pour tâcher d’apercevoir la maison qu’il avait recommandée aux soins de Remy, mais la rue était sinueuse, et s’arrêter n’eût pas été d’une bonne politique ; il suivit donc le capitaine Borromée avec un petit soupir.
Bientôt la grande rue Saint-Jacques apparut à ses yeux, puis le cloître Saint-Benoît, et presque en face du cloître, l’hôtellerie de la Corne d’Abondance, de la Corne d’Abondance un peu vieillie, un peu crasseuse, un peu lézardée, mais ombragée toujours par des platanes et des marronniers à l’extérieur, et meublée à l’intérieur de ses pots d’étain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont les fictions de l’or et de l’argent pour les buveurs et les gourmands, mais qui attirent réellement le véritable or et le véritable argent dans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont il faut demander compte à la nature.
Chicot, après son coup d’œil jeté du seuil de la porte sur l’intérieur et l’extérieur, Chicot fit le gros dos, perdit encore six pouces de sa taille, qu’il avait déjà diminuée en présence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fort différente de ses allures franches et de ses jeux honnêtes de physionomie, et se prépara à affronter la présence de son ancien hôte, maître Bonhomet.
D’ailleurs Borromée passa le premier pour lui montrer le chemin, et, à la vue de ces deux masques, maître Bonhomet ne se donna la peine de reconnaître que celui qui marchait devant.
Si la façade de la Corne d’Abondance s’était lézardée, la façade du digne cabaretier, de son côté aussi, avait subi les ravages du temps.
Outre les rides, qui correspondent sur le visage humain aux gerçures que le temps imprime au front des monuments, maître Bonhomet avait pris des façons d’homme puissant, qui, pour
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tous autres que pour les gens d’épée, le rendaient de difficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, son visage.
Mais Bonhomet respectait toujours l’épée : c’était son faible ; il avait contracté cette habitude dans un quartier fort éloigné de toute surveillance municipale, sous l’influence des Bénédictins pacifiques.