Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 110




– Je le conteste ; mais en tout cas, ton frère en a rendu.


– D’immenses, sire.


– Il a sauvé l’armée, dis-tu, ou plutôt les débris de l’armée.


– Il n’y a pas, dans ce qu’il en reste, un seul homme qui ne vous dise qu’il doit la vie à mon frère.


– Eh bien ! du Bouchage, ma volonté est d’étendre mon bienfait sur vous deux, et j’imiterai en cela le Seigneur tout-puissant qui vous a protégés d’une façon si visible en vous faisant tous deux pareils, c’est-à-dire riches, braves et beaux ; en outre j’imiterai ces grands politiques si bien inspirés toujours, lesquels avaient pour coutume de récompenser les messagers de mauvaises nouvelles.


– Allons donc ! dit Chicot, je connais des exemples de messagers pendus pour avoir été porteurs de mauvais messages.


– C’est possible, dit majestueusement Henri, mais il y a le sénat qui a remercié Varron.


– Tu me cites des républicains. Valois, Valois, le malheur te rend humble.


– Voyons, du Bouchage, que veux-tu ? que désires-tu ?

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– Puisque Votre Majesté me fait l’honneur de me parler si affectueusement, j’oserai mettre à profit sa bienveillance ; je suis las de la vie, sire ; et cependant j’ai répugnance à abréger ma vie, car Dieu le défend ; tous les subterfuges qu’un homme d’honneur emploie en pareil cas sont des péchés mortels ; se faire tuer à l’armée, se laisser mourir de faim, oublier de nager quand on traverse un fleuve, ce sont des travestissements de suicide au milieu desquels Dieu voit parfaitement clair, car, vous le savez, sire, nos pensées les plus secrètes sont à jour devant Dieu ; je renonce donc à mourir avant le terme que Dieu a fixé à ma vie, mais le monde me fatigue et je sortirai du monde.


– Mon ami ! fit le roi.


Chicot leva la tête et regarda avec intérêt ce jeune homme si beau, si brave, si riche, et qui cependant parlait d’une voix si désespérée.


– Sire, continua le comte avec l’accent de la résolution, tout ce qui m’arrive depuis quelque temps fortifie en moi ce désir ; je veux me jeter dans les bras de Dieu, souverain consolateur des affligés, comme il est en même temps souverain maître des heureux de la terre ; daignez donc, sire, me faciliter les moyens d’entrer en religion, car, ainsi que dit le prophète, mon cœur est triste comme la mort.


Chicot, le railleur personnage, interrompit un instant la gymnastique incessante de ses bras et de sa physionomie, pour écouter cette douleur majestueuse qui parlait si noblement, si sincèrement, par la voix la plus douce et la plus persuasive que Dieu ait jamais donnée à la jeunesse et à la beauté.