Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 100
– Ma foi, mon bon Crillon, lui dit le roi, veille comme tu voudras ce matin au salut de ma personne ; mais, pour Dieu ! ne me force point à faire le roi ; je suis tout béat et tout hilare aujourd’hui ; il me semble que je ne pèse pas une once et que je vais m’envoler. J’ai faim, Crillon, comprends-tu cela, mon ami ?
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– Je le comprends d’autant mieux, sire, répondit le colonel des gardes françaises, que j’ai grand’faim moi-même.
– Oh ! toi, Crillon, dit en riant le roi, tu as toujours faim.
– Pas toujours, sire ; oh ! non, Votre Majesté exagère, mais trois fois par jour ; et Votre Majesté ?
– Oh ! moi, une fois par an, et encore quand j’ai reçu de bonnes nouvelles.
– Harnibieu ! il paraît alors que vous avez reçu de bonnes nouvelles, sire ? Tant mieux, tant mieux, car elles deviennent de plus en plus rares, à ce qu’il me semble.
– Pas la moindre, Crillon ; mais tu sais le proverbe ?
– Ah ! oui : pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Je ne m’y fie pas aux proverbes, sire, et surtout à celui-là ; il ne vous est rien venu du côté de la Navarre ?
– Rien.
– Rien ?
– Sans doute, preuve qu’on y dort.
– Et du côté de la Flandre ?
– Rien.
– Rien ? preuve qu’on s’y bat. Et du côté de Paris ?
– Rien.
– Preuve qu’on y fait des complots.
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– Ou des enfants, Crillon. À propos d’enfants, Crillon, je crois que je vais en avoir un.
– Vous, sire ! s’écria Crillon, au comble de l’étonnement.
– Oui, la reine a rêvé cette nuit qu’elle était enceinte.
– Enfin, sire… dit Crillon.
– Eh bien ! quoi ?
– Cela me rend on ne peut plus joyeux de savoir que Votre Majesté avait faim de si grand matin. Adieu, sire.
– Va, mon bon Crillon, va.
– Harnibieu ! sire, fit Crillon, puisque Votre Majesté a si grand’faim, elle devrait bien m’inviter à déjeuner.
– Pourquoi cela, Crillon ?
– Parce qu’on dit que Votre Majesté vit de l’air du temps, ce qui la fait maigrir, attendu que l’air est mauvais, et que j’aurais été enchanté de pouvoir dire : Harnibieu ! ce sont pures calomnies, le roi mange comme tout le monde.
– Non, Crillon, non, au contraire, laisse croire ce qu’on croit ; cela me fait rougir de manger comme un simple mortel, devant mes sujets. Ainsi, Crillon, comprends bien ceci : un roi doit toujours rester poétique, et ne se jamais montrer que noblement. Ainsi, voyons, un exemple.
– J’écoute, sire.
– Rappelle-toi le roi Alexander.
– Quel roi Alexander ?
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– Alexander Magnus. Ah ! tu ne sais pas le latin, c’est vrai.