Les Quarante-cinq. Tome I | страница 88
– Sire, je sais bien qu’ils sont un peu maigris et hâlés par le soleil qu’il fait dans nos provinces du sud, mais j’étais maigre et hâlé comme eux lorsque je vins à Paris : ils engraisseront et blanchiront comme moi.
– Hum ! fit Henri, en jetant un regard oblique sur d’Épernon.
Puis, après une pause :
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– Sais-tu qu’ils ronflent comme des chantres, tes gentilshommes ? dit le roi.
– Sire, il ne faut pas les juger sur cet aperçu, ils ont très bien dîné ce soir, voyez-vous.
– Tiens, en voici un qui rêve tout haut, dit le roi en tendant l’oreille avec curiosité.
– Vraiment ?
– Oui, que dit-il donc ? écoute.
En effet, un des gentilshommes, la tête et les bras pendants hors du lit, la bouche demi-close, soupirait quelques mots avec un mélancolique sourire.
Le roi s’approcha de lui sur la pointe du pied.
– Si vous êtes une femme, disait-il, fuyez ! fuyez !
– Ah ! ah ! dit Henri, il est galant celui-là.
– Qu’en dites-vous, sire ?
– Son visage me revient assez.
D’Épernon approcha son flambeau.
– Puis il a les mains blanches, et la barbe bien peignée. –
C’est le sire Ernauton de Carmainges, un joli garçon, et qui ira loin.
– Il a laissé là-bas quelque amour ébauché, pauvre diable !
– Pour n’avoir plus d’autre amour que celui de son roi, sire ; nous lui tiendrons compte du sacrifice.
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– Oh ! oh ! voilà une bizarre figure qui vient après ton sire… comment donc l’appelles-tu déjà ?
– Ernauton de Carmainges.
– Ah ! oui ! peste ! quelle chemise a le numéro 34 ! on dirait d’un sac de pénitent.
– Celui-là c’est M. de Chalabre : s’il ruine Votre Majesté, lui, ce ne sera pas, je vous en réponds, sans s’enrichir un peu.
– Et cet autre visage sombre, et qui n’a pas l’air de rêver d’amour ?
– Quel numéro, sire ?
– Numéro 42.
– Fine lame, cœur de bronze, homme de ressources, M. de Sainte-Maline, sire.
– Ah ça ! mais j’y réfléchis ; sais-tu que tu as eu là une idée, Lavalette ?
– Je le crois bien ; jugez donc un peu, sire, quel effet vont produire ces nouveaux chiens de garde, qui ne quitteront pas plus Votre Majesté que l’ombre le corps ; ces molosses qu’on n’a jamais vus nulle part, et qui, à la première occasion, vont se montrer d’une façon qui nous fera honneur à tous.
– Oui, oui, tu as raison, c’est une idée. Mais attends donc.
– Quoi ?
– Ils ne vont pas me suivre comme mon ombre dans cet équipage-là, je présume. Mon corps a bonne façon, et je ne veux pas que son ombre, ou plutôt que ses ombres le déshonorent.