Les Quarante-cinq. Tome I | страница 41




– Jeune ? vieux ?


– Il peut avoir de vingt-huit à trente ans…


– Voyons, après ?… Elle n’est pas restée toute la nuit à prier et à pleurer, n’est-ce pas ?


– Non : quand elle eut fini de pleurer, c’est-à-dire quand elle eut épuisé ses larmes, quand elle eut usé ses lèvres sur le banc, elle se leva, mon frère ; il y avait dans cette femme un tel mystère de tristesse qu’au lieu de m’avancer vers elle, comme

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j’eusse fait pour toute autre femme, je me reculai ; ce fut elle alors qui vint à moi ou plutôt de mon côté, car, moi, elle ne me voyait même pas ; alors un rayon de la lune frappa son visage, et son visage m’apparut illuminé, splendide : il avait repris sa morne sévérité ; plus une contraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, le sillon humide qu’ils avaient tracé.

Ses yeux seuls brillaient encore ; sa bouche s’entr’ouvrait doucement pour respirer la vie qui, un instant, avait paru prête à l’abandonner ; elle fit quelques pas avec une molle langueur, et pareille à ceux qui marchent en rêve ; l’homme alors courut à elle et la guida, car elle semblait avoir oublié qu’elle marchait sur la terre. Oh ! mon frère, quelle effrayante beauté, quelle surhumaine puissance ! je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât sur la terre ; quelquefois seulement dans mes rêves, quand le ciel s’ouvrait, il en était descendu des visions pareilles à cette réalité.


– Après, Henri, après ? demanda Anne, prenant malgré lui intérêt à ce récit dont il avait d’abord eu l’intention de rire.


– Oh ! voilà qui est bientôt fini, mon frère ; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, et alors elle baissa son voile. Il lui disait que j’étais là sans doute ; mais elle ne regarda même pas de mon côté, elle baissa son voile, et je ne la vis plus, mon frère ; il me sembla que le ciel venait de s’obscurcir, et que ce n’était plus une créature vivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi les hautes herbes, glissait silencieusement devant moi.


Elle sortit de l’enclos ; je la suivis.


De temps en temps l’homme se retournait et pouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que je fusse : que veux-tu ? j’avais encore les anciennes habitudes vulgaires dans l’esprit, l’ancien levain grossier dans le cœur.


– Que veux-tu dire, Henri ? demanda Anne ; je ne comprends pas.

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Le jeune homme sourit.


– Je veux dire, mon frère, reprit-il, que ma jeunesse a été bruyante, que j’ai cru aimer souvent, et que toutes les femmes, pour moi jusqu’à ce moment, ont été des femmes à qui je pouvais offrir mon amour.