Les Quarante-cinq. Tome I | страница 139
– C’est Borromée qui parle, et je maintiens qu’il a raison ; l’appétence ne produisait-elle point parfois les illusions de la réalité ?
Chicot se mit à rire si violemment que la table, avec toutes les bouteilles, trembla comme un plancher de navire.
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– Bien, bien, dit-il, je vais me mettre à l’école de frère Borromée, et quand il m’aura bien pénétré de ses théories, je vous demanderai une grâce, mon révérend.
– Elle vous sera accordée, Chicot, comme tout ce que vous demanderez à votre ami. Maintenant, dites, quelle est cette grâce ?
– Vous me chargerez de l’économat du prieuré pendant huit jours seulement.
– Et que ferez-vous pendant ces huit jours ?
– Je nourrirai frère Borromée de ses théories ; je lui servirai un plat, un verre vide, en lui disant : Désirez de toute la force de votre faim et de votre soif une dinde aux champignons et une bouteille de chambertin ; mais prenez garde de vous griser avec ce chambertin, prenez garde d’avoir une indigestion de cette dinde, cher frère philosophe.
– Ainsi, dit Gorenflot, tu ne crois pas à l’appétence, païen ?
– C’est bien ! c’est bien ! je crois ce que je crois ; mais brisons sur les théories.
– Soit, dit Gorenflot, brisons et parlons un peu de la réalité.
Et Gorenflot se versa un verre plein.
– À ce bon temps dont tu parlais tout à l’heure, Chicot, dit-il, à nos soupers à la Corne-d’Abondance !
– Bravo ! je croyais que tu avais oublié tout cela, révérend.
– Profane ! tout cela dort sous la majesté de ma position ; mais, morbleu ! je suis toujours le même.
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Et Gorenflot se mit à entonner sa chanson favorite, malgré les chuts de Chicot.
Quand l’ânon est deslâché,
Quand le vin est débouché,
L’ânon dresse son oreille,
Le vin sort de la bouteille ;
Mais rien n’est si éventé
Que le moine en pleine treille ;
Mais rien n’est si débâté
Que le moine en liberté.
– Mais chut ! donc, malheureux ! dit Chicot ; si frère Borromée entrait, il croirait qu’il y a huit jours que vous n’avez ni bu ni mangé.
– Si frère Borromée entrait, il chanterait avec nous.
– Je ne crois pas.
– Et moi, je te dis…
– De te taire et de répondre à mes questions.
– Parle alors.
– Tu ne m’en donnes pas le temps, ivrogne !
– Oh ! ivrogne, moi !
– Voyons, il résulte de l’exercice des armes que ton couvent est changé en une véritable caserne.
– Oui, mon ami, c’est le mot, véritable caserne, caserne véritable ; jeudi dernier, est-ce jeudi ? oui, c’est jeudi ; attends donc, je ne sais plus si c’est jeudi.