Le vicomte de Bragelonne. Tome III | страница 49




– Il m’étonnerait fort, repartit Anne d’Autriche, que mon rêve fût trompeur ; cela m’est arrivé rarement.


– Alors vous pouvez être prophète.


– Je vous ai dit, ma fille, que je ne rêve presque jamais ; mais c’est une coïncidence si étrange que celle de ce rêve avec mes idées !

il entre si bien dans mes combinaisons !


– Quelles combinaisons ?


– Celle-ci, par exemple, que vous gagnerez les bracelets.


– Alors ce ne sera pas le roi.


– Oh ! dit Anne d’Autriche, il n’y a pas tellement loin du cœur de Sa Majesté à votre cœur… à vous qui êtes sa sœur chérie… Il n’y a pas, dis-je, tellement loin, qu’on puisse dire que le rêve est menteur.

Voyez pour vous les belles chances ; comptez-les bien.


– Je les compte.


– D’abord, celle du rêve. Si le roi gagne, il est certain qu’il vous donne les bracelets.


– J’admets cela pour une.


– Si vous les gagnez, vous les avez.

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– Naturellement ; c’est encore admissible.


– Enfin, si Monsieur les gagnait !


– Oh ! dit Madame en riant aux éclats, il les donnerait au chevalier de Lorraine.


Anne d’Autriche se mit à rire comme sa bru, c’est-à-dire de si bon cœur, que sa douleur reparut et la fit blêmir au milieu de l’accès d’hilarité.


– Qu’avez-vous ? dit Madame effrayée.


– Rien, rien, le point de côté… J’ai trop ri… Nous en étions à la quatrième chance.


– Oh ! celle-là, je ne la vois pas.


– Pardonnez-moi, je ne me suis pas exclue des gagnants, et, si je gagne, vous êtes sûre de moi.


– Merci ! Merci ! s’écria Madame.


– J’espère que vous voilà favorisée, et qu’à présent le rêve commence à prendre les solides contours de la réalité.


– En vérité, vous me donnez espoir et confiance, dit Madame, et les bracelets ainsi gagnés me seront cent fois plus précieux.


– À ce soir donc !


– À ce soir !


Et les princesses se séparèrent.

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Anne d’Autriche, après avoir quitté sa bru, se dit en examinant les bracelets :


« Ils sont bien précieux, en effet, puisque par eux, ce soir, je me serai concilié un cœur en même temps que j’aurai deviné un secret. »


Puis, se tournant vers son alcôve déserte :


– Est-ce ainsi que tu aurais joué, ma pauvre Chevreuse ? dit-elle au vide… Oui, n’est-ce pas ?


Et, comme un parfum d’autrefois, toute sa jeunesse toute sa folle imagination, tout le bonheur lui revinrent avec l’écho de cette invocation.


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Chapitre CXXXIX – La loterie


Le soir, à huit heures, tout le monde était rassemblé chez la reine mère.


Anne d’Autriche, en grand habit de cérémonie, belle des restes de sa beauté et de toutes les ressources que la coquetterie peut mettre en des mains habiles, dissimulait, ou plutôt essayait de dissimuler à cette foule de jeunes courtisans qui l’entouraient et qui l’admiraient encore, grâce aux combinaisons que nous avons indiquées dans le chapitre précédent, les ravages déjà visibles de cette souffrance à laquelle elle devait succomber quelques années plus tard.