Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 88




« – Mon cher monsieur Bernouin, a-t-il répondu, le roi est amoureux fou de Mlle de Mancini. Voilà tout ce que je puis vous dire.


« – Eh ! lui ai-je demandé, est-ce donc à ce point que vous le croyez capable de passer outre aux desseins de Son Éminence ?


– 158 –


« – Ah ! ne m'interrogez pas ; je crois le roi capable de tout. Il a une tête de fer, et ce qu'il veut, il le veut bien. S'il s'est chaussé dans la cervelle d'épouser Mlle de Mancini, il l'épousera.


« Et là-dessus il m'a quitté et est allé aux écuries, a pris un cheval, l'a sellé lui-même, a sauté dessus, et est parti comme si le diable l'emportait.


– De sorte que vous croyez… ?


– Je crois que M. le lieutenant des gardes en savait plus qu'il n'en voulait dire.


– Si bien qu'à votre avis, M. d'Artagnan…


– Court, selon toutes les probabilités, après les exilées pour faire toutes démarches utiles au succès de l'amour du roi.


En causant ainsi, les deux confidents étaient arrivés à la porte du cabinet de Son Éminence. Son Éminence n'avait plus la goutte, elle se promenait avec anxiété dans sa chambre, écoutant aux portes et regardant aux fenêtres.


Bernouin entra, suivi du gentilhomme qui avait ordre du roi de remettre la lettre aux mains mêmes de Son Éminence.


Mazarin prit la lettre ; mais avant de l'ouvrir il se composa un sourire de circonstance, maintien commode pour voiler les émotions de quelque genre qu'elles fussent. De cette façon, quelle que fût l'impression qu'il reçût de la lettre, aucun reflet de cette impression ne transpira sur son visage.


– Eh bien ! dit-il lorsqu'il eut lu et relu la lettre, à merveille, monsieur. Annoncez au roi que je le remercie de son obéissance aux désirs de la reine mère, et que je vais tout faire pour accomplir sa volonté.

– 159 –


Le gentilhomme sortit. À peine la porte avait-elle été refermée, que le cardinal, qui n'avait pas de masque pour Bernouin, ôta celui dont il venait momentanément de couvrir sa physionomie, et avec sa plus sombre expression :


– Appelez M. de Brienne, dit-il.


Le secrétaire entra cinq minutes après.


– Monsieur, lui dit Mazarin, je viens de rendre un grand service à la monarchie, le plus grand que je lui aie jamais rendu. Vous porterez cette lettre, qui en fait foi, chez Sa Majesté la reine mère, et lorsqu'elle vous l'aura rendue, vous la logerez dans le carton B, qui est plein de documents et de pièces relatives à mon service.


Brienne partit, et comme cette lettre si intéressante était décachetée, il ne manqua pas de la lire en chemin. Il va sans dire que Bernouin, qui était bien avec tout le monde, s'approcha assez près du secrétaire pour pouvoir lire par-dessus son épaule. La nouvelle se répandit dans le château avec tant de rapidité, que Mazarin craignit un instant qu'elle ne parvînt aux oreilles de la reine avant que M. de Brienne lui remît la lettre de Louis XIV. Un moment après, tous les ordres étaient donnés pour le départ, et M. de Condé, ayant été saluer le roi à son lever prétendu, inscrivait sur ses tablettes la ville de Poitiers comme lieu de séjour et de repos pour Leurs Majestés. Ainsi se dénouait en quelques instants une intrigue qui avait occupé sourdement toutes les diplomaties de l'Europe. Elle n'avait eu cependant pour résultat bien clair et bien net que de faire perdre à un pauvre lieutenant de mousquetaires sa charge et sa fortune. Il est vrai qu'en échange il gagnait sa liberté.