Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 8
D'ailleurs, quoi de plus permis que d'écrire à un vieil ami qui date de douze ans, surtout quand on commence la lettre par ces mots : Monsieur Raoul ?
– C'est bien, je ne lui écrirai pas, dit la jeune fille.
– Ah ! en vérité, voilà Montalais bien punie ! s'écria toujours en riant la brune railleuse. Allons, allons, une autre feuille de papier, et terminons vite notre courrier. Bon ! voici la cloche qui sonne, à présent ! Ah ! ma foi, tant pis ! Madame attendra, ou se passera pour ce matin de sa première fille d'honneur !
Une cloche sonnait, en effet ; elle annonçait que Madame avait terminé sa toilette et attendait Monsieur, lequel lui donnait la main au salon pour passer au réfectoire. Cette formalité accomplie en grande cérémonie, les deux époux déjeunaient et se séparaient jusqu'au dîner, invariablement fixé à deux heures.
Le son de la cloche fit ouvrir dans les offices, situées à gauche de la cour, une porte par laquelle défilèrent deux maîtres d'hôtel, suivis de huit marmitons qui portaient une civière chargée de mets couverts de cloches d'argent.
L'un de ces maîtres d'hôtel, celui qui paraissait le premier en titre, toucha silencieusement de sa baguette un des gardes qui ronflait sur un banc ; il poussa même la bonté jusqu'à mettre dans les mains de cet homme, ivre de sommeil, sa hallebarde dressée le
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long du mur, près de lui ; après quoi, le soldat, sans demander compte de rien, escorta jusqu'au réfectoire la viande de Monsieur, précédée par un page et les deux maîtres d'hôtel.
Partout où la viande passait, les sentinelles portaient les armes.
Mlle de Montalais et sa compagne avaient suivi de leur fenêtre le détail de ce cérémonial, auquel pourtant elles devaient être accoutumées. Elles ne regardaient au reste avec tant de curiosité que pour être sûres de n'être pas dérangées. Aussi marmitons, gardes, pages et maîtres d'hôtel une fois passés, elles se remirent à leur table, et le soleil, qui, dans l'encadrement de la fenêtre, avait éclairé un instant ces deux charmants visages, n'éclaira plus que les giroflées, les primevères et le rosier.
– Bah ! dit Montalais en reprenant sa place, Madame déjeunera bien sans moi.
– Oh ! Montalais, vous serez punie, répondit l'autre jeune fille en s'asseyant tout doucement à la sienne.
– Punie ! ah ! oui, c'est-à-dire privée de promenade ; c'est tout ce que je demande, que d'être punie ! Sortir dans ce grand coche, perchée sur une portière ; tourner à gauche, virer à droite par des chemins pleins d'ornières où l'on avance d'une lieue en deux heures ; puis revenir droit sur l'aile du château où se trouve la fenêtre de Marie de Médicis, en sorte que Madame ne manque jamais de dire : « Croirait-on que c'est par là que la reine Marie s'est sauvée… Quarante-sept pieds de hauteur !… La mère de deux princes et de trois princesses ! » Si c'est là un divertissement, Louise, je demande à être punie tous les jours, surtout quand ma punition est de rester avec vous et d'écrire des lettres aussi intéressantes que celles que nous écrivons.