Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 68
– Que pensez-vous donc que veuille Monck, alors ?
– Eh ! si je le savais, Sire, je ne vous dirais pas de vous défier de lui, car je serais plus fort que lui ; mais avec lui j'ai peur de deviner ; de deviner ! vous comprenez mon mot ? car si je crois avoir deviné, je m'arrêterai à une idée, et, malgré moi, je poursuivrai cette idée.
Depuis que cet homme est au pouvoir là-bas, je suis comme ces damnés de Dante à qui Satan a tordu le cou, qui marchent en avant et qui regardent en arrière : je vais du côté de Madrid, mais je ne perds pas de vue Londres. Deviner, avec ce diable d'homme, c'est se tromper, et se tromper, c'est se perdre. Dieu me garde de jamais chercher à deviner ce qu'il désire ; je me borne, et c'est bien assez, à espionner ce qu'il fait ; or, je crois – vous comprenez la portée du mot je crois ? je crois, relativement à Monck, n'engage à rien –, je crois qu'il a tout bonnement envie de succéder à Cromwell. Votre Charles II lui a déjà fait faire des propositions par dix personnes ; il s'est contenté de chasser les dix entremetteurs sans rien leur dire autre chose que : « Allez-vous-en, ou je vous fais pendre ! » C'est un sépulcre que cet homme ! Dans ce moment-ci, Monck fait du dévouement au Parlement Croupion ; de ce dévouement, par exemple, je ne suis pas dupe : Monck ne veut pas être assassiné. Un assassinat l'arrêterait au milieu de son œuvre, et il faut que son œuvre s'accomplisse ; aussi je crois, mais ne croyez pas ce que je crois, je dis je crois par habitude ; je crois que Monck ménage le Parlement jusqu'au moment où il le brisera. On vous demande des épées, mais c'est pour se battre contre Monck. Dieu nous garde de nous battre contre Monck, Sire, car Monck nous battra, et battu par Monck, je ne m'en consolerais de ma vie ! Cette victoire, je me dirais que Monck la prévoyait depuis dix ans. Pour Dieu ! Sire, par amitié pour vous, si ce n'est par considération pour lui, que Charles
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II se tienne tranquille ; Votre Majesté lui fera ici un petit revenu ; elle lui donnera un de ses châteaux. Eh ! eh ! attendez donc ! mais je me rappelle le traité, ce fameux traité dont nous parlions tout à l'heure ! Votre Majesté n'en a pas même le droit, de lui donner un château !
– Comment cela ?
– Oui, oui, Sa Majesté s'est engagée à ne pas donner l'hospitalité au roi Charles, à le faire sortir de France même. C'est pour cela que vous ferez comprendre à votre frère qu'il ne peut rester chez nous, que c'est impossible, qu'il nous compromet, ou moi-même…