Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 63




– Tu l'as faite, n'est-ce pas ?


– Oui, monseigneur.


– Pour constater la somme dont Sa Majesté avait besoin en ce moment ? Ne te disais-je pas cela ? Sois franc, mon ami.


– Votre Éminence me le disait.


– Eh bien ! quelle somme désirais-je ?


– Quarante-cinq millions, je crois.


– Et quelle somme trouverions-nous en réunissant toutes nos ressources ?


– Trente-neuf millions deux cent soixante mille francs.


– C'est bien, Bernouin, voilà tout ce que je voulais savoir ; laisse-nous maintenant, dit le cardinal en attachant son brillant regard sur le jeune roi, muet de stupéfaction.


– Mais cependant… balbutia le roi.


– Ah ! vous doutez encore ! Sire, dit le cardinal. Eh bien ! voici la preuve de ce que je vous disais. Et Mazarin tira de dessous son traversin le papier couvert de chiffres, qu'il présenta au roi, lequel détourna la vue, tant sa douleur était profonde.


– Ainsi, comme c'est un million que vous désirez, Sire, que ce million n'est point porté là, c'est donc de quarante-six millions qu’a besoin Votre Majesté. Eh bien ! il n'y a pas de juifs au monde qui

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prêtent une pareille somme, même sur la couronne de France. Le roi, crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son fauteuil.


– C'est bien, dit-il, mon frère le roi d'Angleterre mourra donc de faim.


– Sire, répondit sur le même ton Mazarin, rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici comme l'expression de la plus saine politique : « Réjouis-toi d'être pauvre quand ton voisin est pauvre aussi. »


Louis médita quelques moments, tout en jetant un curieux regard sur le papier dont un bout passait sous le traversin.


– Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit à ma demande d'argent, monsieur le cardinal ?


– Absolue, Sire.


– Songez que cela me fera un ennemi plus tard s'il remonte sans moi sur le trône.


– Si Votre Majesté ne craint que cela, qu'elle se tranquillise, dit vivement le cardinal.


– C'est bien, je n'insiste plus, dit Louis XIV.


– Vous ai-je convaincu, au moins, Sire ? dit le cardinal en posant sa main sur celle du roi.


– Parfaitement.


– Toute autre chose, demandez-la, Sire, et je serai heureux de vous l'accorder, vous ayant refusé celle-ci.


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– Toute autre chose, monsieur ?


– Eh ! oui, ne suis-je pas corps et âme au service de Votre Majesté ? Holà ! Bernouin, des flambeaux, des gardes pour Sa Majesté ! Sa Majesté rentre dans ses appartements.


– Pas encore, monsieur, et puisque vous mettez votre bonne volonté à ma disposition, je vais en user.