Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 6
Les huit gardes, qui comprenaient que leur service était fini pour le reste de la journée, se couchèrent sur des bancs de pierre, au soleil ; les palefreniers disparurent avec leurs chevaux dans les écuries, et, à part quelques joyeux oiseaux s'effarouchant les uns les
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autres, avec des pépiements aigus, dans les touffes des giroflées, on eût dit qu'au château tout dormait comme Monseigneur.
Tout à coup, au milieu de ce silence si doux, retentit un éclat de rire nerveux, éclatant, qui fit ouvrir un œil à quelques-uns des hallebardiers enfoncés dans leur sieste. Cet éclat de rire partait d'une croisée du château, visitée en ce moment par le soleil, qui l'englobait dans un de ces grands angles que dessinent avant midi, sur les cours, les profils des cheminées. Le petit balcon de fer ciselé qui s'avançait au-delà de cette fenêtre était meublé d'un pot de giroflées rouges, d'un autre pot de primevères, et d'un rosier hâtif, dont le feuillage, d'un vert magnifique, était diapré de plusieurs paillettes rouges annonçant des roses. Dans la chambre qu'éclairait cette fenêtre, on voyait une table carrée vêtue d'une vieille tapisserie à larges fleurs de Harlem ; au milieu de cette table, une fiole de grès à long col, dans laquelle plongeaient des iris et du muguet ; à chacune des extrémités de cette table, une jeune fille. L'attitude de ces deux enfants était singulière : on les eût prises pour deux pensionnaires échappées du couvent. L'une, les deux coudes appuyés sur la table, une plume à la main, traçait des caractères sur une feuille de beau papier de Hollande ; l'autre, à genoux sur une chaise, ce qui lui permettait de s'avancer de la tête et du buste par-dessus le dossier et jusqu'en pleine table, regardait sa compagne écrire. De là mille cris, mille railleries, mille rires, dont l'un, plus éclatant que les autres, avait effrayé les oiseaux des ravenelles et troublé le sommeil des gardes de Monsieur. Nous en sommes aux portraits, on nous passera donc, nous l'espérons, les deux derniers de ce chapitre.
Celle qui était appuyée sur la chaise, c'est-à-dire la bruyante, la rieuse, était une belle fille de dix-neuf à vingt ans, brune de peau, brune de cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui s'allumaient sous des sourcils vigoureusement tracés, et surtout par ses dents, qui éclataient comme des perles sous ses lèvres d'un corail sanglant.
Chacun de ses mouvements semblait le résultat du jeu d'une mime ; elle ne vivait pas, elle bondissait.