Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 5
C'est peut-être ce qui lui donnait cet air de tranquille ennui.
Monsieur avait été fort occupé dans sa vie.
On ne laisse pas couper la tête à une douzaine de ses meilleurs amis sans que cela cause quelque tracas. Or, comme depuis l'avènement de M. Mazarin on n'avait coupé la tête à personne, Monsieur n'avait plus eu d'occupation, et son moral s'en ressentait.
La vie du pauvre prince était donc fort triste. Après sa petite chasse du matin sur les bords du Beuvron ou dans les bois de Cheverny, Monsieur passait la Loire, allait déjeuner à Chambord avec ou sans appétit, et la ville de Blois n'entendait plus parler, jusqu'à la prochaine chasse, de son souverain et maître. Voilà pour l'ennui
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extra-muros ; quant à l'ennui à l'intérieur, nous en donnerons une idée au lecteur s'il veut suivre avec nous la cavalcade et monter jusqu'au porche majestueux du château des États. Monsieur montait un petit cheval d'allure, équipé d'une large selle de velours rouge de Flandre, avec des étriers en forme de brodequins ; le cheval était de couleur fauve ; le pourpoint de Monsieur, fait de velours cramoisi, se confondait avec le manteau de même nuance, avec l'équipement du cheval, et c'est seulement à cet ensemble rougeâtre qu'on pouvait reconnaître le prince entre ses deux compagnons vêtus l'un de violet, l'autre de vert. Celui de gauche, vêtu de violet, était l'écuyer ; celui de droite, vêtu de vert, était le grand veneur. L'un des pages portait deux gerfauts sur un perchoir, l'autre un cornet de chasse, dans lequel il soufflait nonchalamment à vingt pas du château.
Tout ce qui entourait ce prince nonchalant faisait tout ce qu'il avait à faire avec nonchalance.
À ce signal, huit gardes qui se promenaient au soleil dans la cour carrée accoururent prendre leurs hallebardes, et Monsieur fit son entrée solennelle dans le château. Lorsqu'il eut disparu sous les profondeurs du porche, trois ou quatre vauriens, montés du mail au château derrière la cavalcade, en se montrant l'un à l'autre les oiseaux accrochés, se dispersèrent, en faisant à leur tour leurs commentaires sur ce qu'ils venaient de voir ; puis, lorsqu'ils furent partis, la rue, la place et la cour demeurèrent désertes. Monsieur descendit de cheval sans dire un mot, passa dans son appartement, où son valet de chambre le changea d'habits ; et comme Madame n'avait pas encore envoyé prendre les ordres pour le déjeuner, Monsieur s'étendit sur une chaise longue et s'endormit d'aussi bon cœur que s'il eût été onze heures du soir.