Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 55
– Mais dites-moi, mon frère, continua Louis XIV, comment, ayant été si rudement reçu en Angleterre, espérez-vous encore quelque chose de ce malheureux pays et de ce peuple rebelle ?
– Oh Sire ! c'est que, depuis la bataille de Worcester, toutes choses sont bien changées là-bas ! Cromwell est mort après avoir signé avec la France un traité dans lequel il a écrit son nom au-dessus du vôtre. Il est mort le 3 septembre 1658, nouvel anniversaire des batailles de Worcester et de Dunbar.
– Son fils lui a succédé…
– Mais certains hommes, Sire, ont une famille et pas d'héritier.
L'héritage d'Olivier était trop lourd pour Richard.
« Richard, qui n'était ni républicain ni royaliste ; Richard, qui laissait ses gardes manger son dîner et ses généraux gouverner la république ; Richard a abdiqué le protectorat le 22 avril 1659. Il y a un peu plus d'un an, Sire.
« Depuis ce temps, l'Angleterre n'est plus qu'un tripot où chacun joue aux dés la couronne de mon père. Les deux joueurs les plus acharnés sont Lambert et Monck. Eh bien ! Sire, à mon tour, je voudrais me mêler à cette partie, où l'enjeu est jeté sur mon
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manteau royal. Sire, un million pour corrompre un de ces joueurs, pour m'en faire un allié, ou deux cents de vos gentilshommes pour les chasser de mon palais de White Hall, comme Jésus chassa les vendeurs du temple.
– Ainsi, reprit Louis XIV, vous venez me demander…
– Votre aide ; c'est-à-dire ce que non seulement les rois se doivent entre eux, mais ce que les simples chrétiens se doivent les uns aux autres ; votre aide, Sire, soit en argent soit en hommes ; votre aide, Sire, et dans un mois, soit que j'oppose Lambert à Monck, ou Monck à Lambert, j'aurai reconquis l'héritage paternel sans avoir coûté une guinée à mon pays, une goutte de sang à mes sujets, car ils sont ivres maintenant de révolution, de protectorat et de république, et ne demandent pas mieux que d'aller tout chancelants tomber et s'endormir dans la royauté ; votre aide, Sire, et je devrai plus à Votre Majesté qu'à mon père. Pauvre père ! qui a payé si chèrement la ruine de notre maison ! Vous voyez, Sire, si je suis malheureux, si je suis désespéré, car voilà que j'accuse mon père.
Et le sang monta au visage pâle de Charles II, qui resta un instant la tête entre ses deux mains et comme aveuglé par ce sang qui semblait se révolter du blasphème filial.
Le jeune roi n'était pas moins malheureux que son frère aîné ; il s'agitait dans son fauteuil et ne trouvait pas un mot à répondre.