Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 54
– Cependant, reprit le jeune roi, l'Écosse est presque votre pays natal, mon frère.
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– Oui
; mais les Écossais étaient pour moi de cruels
compatriotes ! Sire, ils m'avaient forcé à renier la religion de mes pères ; ils avaient pendu lord Montrose, mon serviteur le plus dévoué, parce qu'il n'était pas covenantaire, et comme le pauvre martyr, à qui l'on avait offert une faveur en mourant, avait demandé que son corps fût mis en autant de morceaux qu’il y avait de villes en Écosse, afin qu'on rencontrât partout des témoins de sa fidélité, je ne pouvais sortir d'une ville ou entrer dans une autre sans passer sur quelque lambeau de ce corps qui avait agi, combattu, respiré pour moi.
« Je traversai donc, par une marche hardie, l'armée de Cromwell, et j'entrai en Angleterre. Le Protecteur se mit à la poursuite de cette fuite étrange, qui avait une couronne pour but. Si j'avais pu arriver à Londres avant lui, sans doute le prix de la course était à moi, mais il me rejoignit à Worcester.
« Le génie de l'Angleterre n'était plus en nous, mais en lui. Sire, le 3 septembre 1651, jour anniversaire de cette autre bataille de Dunbar, déjà si fatale aux Écossais, je fus vaincu. Deux mille hommes tombèrent autour de moi avant que je songeasse à faire un pas en arrière. Enfin il fallut fuir.
« Dès lors mon histoire devint un roman. Poursuivi avec acharnement, je me coupai les cheveux, je me déguisai en bûcheron.
Une journée passée dans les branches d'un chêne donna à cet arbre le nom de chêne royal, qu'il porte encore.
« Mes aventures du comté de Strafford, d'où je sortis menant en croupe la fille de mon hôte, font encore le récit de toutes les veillées et fourniront le sujet d'une ballade. Un jour j'écrirai tout cela, Sire, pour l'instruction des rois mes frères.
« Je dirai comment, en arrivant chez M. Norton, je rencontrai un chapelain de la cour qui regardait jouer aux quilles, et un vieux serviteur qui me nomma en fondant en larmes, et qui manqua presque aussi sûrement de me tuer avec sa fidélité qu'un autre eût
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fait avec sa trahison. Enfin, je dirai mes terreurs ; oui, Sire, mes terreurs, lorsque, chez le colonel Windham, un maréchal qui visitait nos chevaux déclara qu'ils avaient été ferrés dans le nord.
– C'est étrange, murmura Louis XIV, j'ignorais tout cela. Je savais seulement votre embarquement à Brighelmsted et votre débarquement en Normandie.
– Oh ! fit Charles, si vous permettez, mon Dieu ! que les rois ignorent ainsi l'histoire les uns des autres, comment voulez-vous qu'ils se secourent entre eux !