Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 26
– Maintenant, mon ami, continua le comte avec son doux sourire et sa voix habituelle, parlons d'autre chose. Vous retournez peut-être à votre service ?
– Non, monsieur, je n'ai plus qu'à demeurer auprès de vous tout aujourd'hui. M. le prince ne m'a heureusement fixé d'autre devoir que celui-là, qui était si bien d'accord avec mes désirs.
– Le roi se porte bien ?
– À merveille.
– Et M. le Prince aussi ?
– Comme toujours, monsieur.
Le comte oubliait Mazarin : c'était une vieille habitude.
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– Eh bien ! Raoul, puisque vous n'êtes plus qu'à moi, je vous donnerai, de mon côté, toute ma journée. Embrassez-moi…
encore… encore… Vous êtes chez vous, vicomte… Ah ! voici notre vieux Grimaud !… Venez, Grimaud, M. le vicomte veut vous embrasser aussi.
Le grand vieillard ne se le fit pas répéter ; il accourait les bras ouverts. Raoul lui épargna la moitié du chemin.
– Maintenant, voulez-vous que nous passions au jardin, Raoul ?
Je vous montrerai le nouveau logement que j'ai fait préparer pour vous à vos congés, et, tout en regardant les plantations de cet hiver et deux chevaux de main que j'ai changés, vous me donnerez des nouvelles de nos amis de Paris.
Le comte ferma son manuscrit, prit le bras du jeune homme et passa au jardin avec lui.
Grimaud regarda mélancoliquement partir Raoul, dont la tête effleurait presque la traverse de la porte, et, tout en caressant sa royale blanche, il laissa échapper ce mot profond :
– Grandi !
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Chapitre V – Où il sera parlé de Cropoli, de
Cropole et d'un grand peintre inconnu
Tandis que le comte de La Fère visite avec Raoul les nouveaux bâtiments qu'il a fait bâtir, et les chevaux neufs qu'il a fait acheter, nos lecteurs nous permettront de les ramener à la ville de Blois et de les faire assister au mouvement inaccoutumé qui agitait la ville.
C'était surtout dans les hôtels que s'était fait sentir le contrecoup de la nouvelle apportée par Raoul.
En effet, le roi et la cour à Blois, c'est-à-dire cent cavaliers, dix carrosses, deux cents chevaux, autant de valets que de maîtres, où se caserait tout ce monde, où se logeraient tous ces gentilshommes des environs qui allaient arriver dans deux ou trois heures peut-
être, aussitôt que la nouvelle aurait élargi le centre de son retentissement, comme ces circonférences croissantes que produit la chute d'une pierre dans l'eau d'un lac tranquille ?
Blois, aussi paisible le matin, nous l'avons vu, que le lac le plus calme du monde, à l'annonce de l'arrivée royale, s'emplit soudain de tumulte et de bourdonnement. Tous les valets du château, sous l'inspection des officiers, allaient en ville quérir les provisions, et dix courriers à cheval galopaient vers les réserves de Chambord pour chercher le gibier, aux pêcheries du Beuvron pour le poisson, aux serres de Cheverny pour les fleurs et pour les fruits. On tirait du garde-meuble les tapisseries précieuses, les lustres à grands chaînons dorés ; une armée de pauvres balayaient les cours et lavaient les devantures de pierre, tandis que leurs femmes foulaient les prés au-delà de la Loire pour récolter des jonchées de verdure et de fleurs des champs. Toute la ville, pour ne pas demeurer au-dessous de ce luxe de propreté, faisait sa toilette à grand renfort de brosses, de balais et d'eau.