Дневник | страница 50



  Revenus a minuit passe nous nous mimes a souper, il semblait que d'avoir traverse la cour avait efface toute notre joie. Alfred et nous tous etions tristes, mais nous cachions notre tristesse sous un air force d'une conversation serieuse. Je proposai en russe de boire a la sante. On fit apporter du vin et lorsque tous les verres furent pleins nous nous levames tous et Alexis prononea a haute voix: "Cher comte Alfred! A la sante du Duc de Bordeaux et de la duchesse de Berry". Il fut si emu que les larmes coulerent de ses yeux, il nous prit tous les mains en disant "Merci, merci, soyez bien sur que je leur dirai cette aimable attention". Apres Alexis se leva seul et but a la sante de sa mere, son frere, sa soeur. Nous en fimes autant, il ne parlait plus, il ne disait que "merci" et nous pressait la main. Le dernier toast fut sa sante et un heureux voyage. Tout le monde avait les larmes aux yeux. Il saisit la main de Maman et la mienne et les baisa tour a tour. La conversation quoique languissante se prolongea jusqu'a deux heures.

  Aucun de nous n'osait se lever en redoutant le moment des adieux. Enfin dans le moment d'un court silence la montre sonna deux heures. "Il faut enfin se decider", -- dit mon Pere. Tout le monde se leva; Alfred nous dit adieu a tous. En approchant de moi, je lui fis le signe de croix. "Merci, mille fois merci", -- dit-il en baisant ma main. J'embrassai sa joue, les larmes me permirent a peine de lui souhaiter un heureux voyage. Tout le monde pleurait a chaudes larmes. Ce moment fut affreux. Je l'accompagnai jusqu'a l'escalier et je revins pleurer dans ma chambre et voir comment il partirait, car sa caleche sur patin etait dans la cour. Je le vis bientot sortir accompagne de mon frere et de bougies. A peine on put faire avancer la caleche. Le froid etait tres grand, elle avait gele a la neige. Enfin apres bien des efforts elle se mit en mouvement. Je la suivis des yeux jusqu'a ce qu'elle entra dans la rue et je m'agenouillai et je priai Dieu de proteger son voyage.

  Depuis j'attendis une lettre de lui. Elle est arrivee hier de Berlin. Il y parle le plus de moi. Je l'ai lue a la hate, je la relisais encore et je dirai ce qu'ecrit mon frere Alfred -- voila le nom qu'il se donne. Voila l'extrait de sa lettre. Il parle des accidens qui lui sont arrives et ajoute que ce n'est surement aux benedictions de Maman et de Mlle Annette qu'il doit de n'etre pas tue. Puis il continue: "Je me suis en alle le coeur bien serre, et vous m'avez tous traite en fils et en frere, et je me reproche de n'avoir pas su vous en remercier, mais j'etais si emu en vous quittant qu'il m'etait impossible de prononcer une parole, recevez donc ici toute l'expression de mon attachement, de ma reconnaissance. Dites bien a Mlle Annette combien son amitie m'est precieuse et combien je la supplie de me la conserver. Adieu Mons... ou plutot au revoir qui vaut bien mieux, quoique je ne sache pas quand vous me permettrez de vous embrasser, vous et Mme d'Olenine en fils bien tendre et vos enfans en frere. A. D." Voila sa lettre. Elle peint l'homme. Pas une seule phrase, mais le sentiment tel qu'il est. Dieu sait si nous nous reverrons jamais: mais si jamais par des revers de fortunes, par des revoltes qui maintenant bouleversent l'Europe entiere ou peut-etre par fantaisie je me trouvais dans son pays et qu'il y fut revenu aupres de ses Dieux lares, je sais bien que je puis compter sur lui. Alfred, je le sais, n'a jamais interprete en mal ce que je disais, il ne voyait dans mes discours que l'expression du sentiment qui me dominait et dans mes plaisanteries l'effet (pourquoi le cacher surtout ici et lorsqu'il me Г a dit tout bonnement) de la vivacite de mon esprit. Je lui dis en riant un jour: "Je suis bien fachee, M. Alfred, que je ne suis pas votre Duc de Bordeaux. Vous verrez, comme j'aurai agi". "Vous ne pourrez en etre plus fache que moi, car je sais bien votre esprit".