Vingt mille lieues sous les mers | страница 27
– Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ?
– Non, monsieur, c’est évidemment un narval gigantesque, mais aussi un narval électrique.
– Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’un gymnote ou une torpille !
– En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »
Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L’Abraham Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narval, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ?
– Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’ait rapporté deux mille dollars.
– En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents ?
– Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.
– S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.
– Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute !
– Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition ?
– Sans doute, monsieur.
– Ce sera jouer la vie de mes hommes ?
– Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins intense, à cinq milles au vent de l’Abraham Lincoln. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l’animal, et jusqu’à sa respiration haletante. Il semblait qu’au moment où l’énorme narval venait respirer à la surface de l’océan, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.