Les Quarante-Cinq. Tome III | страница 57



Examinez les heures passées, pesez-les une à une : laquelle m’a donné la joie ? laquelle l’espoir ? et cependant j’ai persisté. Vous m’avez fait pleurer, j’ai bu mes larmes ; vous m’avez fait souffrir, j’ai dévoré mes douleurs ; vous m’avez poussé à la mort, j’y marchais sans me plaindre. Même en ce moment, où vous détournez la tête, où chacune de mes paroles, toute brûlante qu’elle soit, semble une goutte d’eau glacée tombant sur votre cœur, mon âme est pleine de vous, et je ne vis que parce que vous vivez. Tout à l’heure n’allais-je pas mourir près de vous ?

Qu’ai-je demandé ? rien. Votre main, l’ai-je touchée ? Jamais, autrement que pour vous tirer d’un péril mortel. Je vous tenais entre mes bras pour vous arracher aux flots, avez-vous senti l’étreinte de ma poitrine ? Non. Je ne suis plus qu’une âme, et tout en moi a été purifié au feu dévorant de mon amour.

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– Oh ! monsieur, par pitié ne me parlez point ainsi.


– Par pitié aussi, ne me condamnez point. On m’a dit que vous n’aimiez personne ; oh ! répétez-moi cette assurance : c’est une singulière faveur, n’est-ce pas, pour un homme qui aime que de s’entendre dire qu’il n’est pas aimé ! mais je préfère cela, puisque vous me dites en même temps que vous êtes insensible pour tous. Oh ! madame, madame, vous qui êtes la seule adoration de ma vie, répondez-moi.


Malgré les instances de Henri, un soupir fut toute la réponse de la jeune femme.


– Vous ne me dites rien, reprit le comte. Remy, du moins, a eu plus pitié de moi que vous : il a essayé de me consoler, lui !

Oh ! je le vois, vous ne me répondez pas, parce que vous ne voulez pas me dire que vous alliez en Flandre joindre quelqu’un plus heureux que moi, que moi qui suis jeune cependant, que moi qui porte en ma vie une partie des espérances de mon frère, que moi qui meurs à vos pieds sans que vous me disiez : J’ai aimé, mais je n’aime plus ; ou bien : J’aime, mais je cesserai d’aimer !


– Monsieur le comte, répliqua la jeune femme avec une majestueuse solennité, ne me dites point de ces choses qu’on dit à une femme ; je suis une créature d’un autre monde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moins noble, moins bon, moins généreux ; si je n’avais pour vous au fond de mon cœur le sourire tendre et doux d’une sœur pour son frère, je vous dirais : Levez-vous, monsieur le comte, et n’importunez plus des oreilles qui ont horreur de toute parole d’amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car je souffre de vous voir souffrir. Je dis plus : à présent que je vous connais, je vous prendrais la main, je l’appuierais sur mon cœur, et je vous dirais volontiers : Voyez, mon cœur ne bat plus ; vivez près de moi, si vous voulez, et assistez jour par jour, si telle est votre joie, à cette exécution douloureuse d’un corps tué par les tortures de