Les Quarante-cinq. Tome I | страница 78




Jamais elle ne lui eût dit, quand il vidait le trésor pour ériger en duché la terre de Lavalette et l’agrandir royalement, jamais elle ne lui eût dit : Sire, haïssez ces hommes qui ne vous aiment pas, ou, ce qui est bien pis, qui ne vous aiment que pour eux. Mais voyait-elle le sourcil du roi se froncer, l’entendait-elle, dans un moment de lassitude, accuser d’Épernon d’avarice ou de couardise, elle trouvait aussitôt le mot inflexible qui résumait tous les griefs du peuple et de la royauté contre d’Épernon, et qui creusait un nouveau sillon dans la haine royale.


D’Épernon, Gascon incomplet, avait pris, avec sa finesse et sa perversité native, la mesure de la faiblesse royale ; il savait cacher son ambition, ambition vague, et dont le but lui était encore inconnu à lui-même ; seulement son avidité lui tenait lieu de boussole pour se diriger vers le monde lointain et ignoré que lui cachaient encore les horizons de l’avenir, et c’était d’après cette avidité seule qu’il se gouvernait.


Le trésor se trouvait-il par hasard un peu garni, on voyait surgir et s’approcher d’Épernon, le bras arrondi et le visage riant ; le trésor était-il vide, il disparaissait, la lèvre dédaigneuse et le sourcil froncé, pour s’enfermer, soit dans son hôtel, soit dans quelqu’un de ses châteaux, où il pleurait misère jusqu’à ce qu’il eût pris le pauvre roi par la faiblesse du cœur et tiré de lui quelque don nouveau.


Par lui le favoritisme avait été érigé en métier, métier dont il exploitait habilement tous les revenus possibles. D’abord il ne passait pas au roi le moindre retard à payer aux échéances ; puis, lorsqu’il devint plus tard courtisan et que les bises

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capricieuses de la faveur royale furent revenues assez fréquentes pour solidifier sa cervelle gasconne, plus tard, disons-nous, il consentit à se donner une part du travail, c’est-à-dire à coopérer à la rentrée des fonds dont il voulait faire sa proie.


Cette nécessité, il le sentait bien, l’entraînait à devenir, de courtisan paresseux, ce qui est le meilleur de tous les états, courtisan actif, ce qui est la pire de toutes les conditions. Il déplora bien amèrement alors les doux loisirs de Quélus, de Schomberg et de Maugiron, qui, eux, n’avaient de leur vie parlé affaires publiques ni privées, et qui convertissaient si facilement la faveur en argent et l’argent en plaisirs ; mais les temps avaient changé : l’âge de fer avait succédé à l’âge d’or ; l’argent ne venait plus comme autrefois : il fallait aller à l’argent, fouiller, pour le prendre, dans les veines du peuple, comme dans une mine à moitié tarie. D’Épernon se résigna et se lança en affamé dans les inextricables ronces de l’administration, dévastant ça et là sur son passage, et pressurant sans tenir compte des malédictions, chaque fois que le bruit des écus d’or couvrait la voix des plaignants.