Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 82
– Voyons, monsieur, dit-il, abordons franchement la question.
Est-ce que mon service ne vous plaît pas, dites ? Allons, point de détours, répondez hardiment, franchement, je le veux.
L'officier, qui roulait depuis quelques instants d'un air assez embarrassé son feutre entre ses mains, releva la tête à ces mots.
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– Oh ! Sire, dit-il, voilà qui me met un peu plus à l'aise. À une question posée aussi franchement, je répondrai moi-même franchement. Dire vrai est une bonne chose, tant à cause du plaisir qu'on éprouve à se soulager le cœur, qu'à cause de la rareté du fait.
Je dirai donc la vérité à mon roi, tout en le suppliant d'excuser la franchise d'un vieux soldat.
Louis regarda son officier avec une vive inquiétude qui se manifesta par l'agitation de son geste.
– Eh bien ! donc, parlez, dit-il ; car je suis impatient d'entendre les vérités que vous avez à me dire.
L'officier jeta son chapeau sur une table, et sa figure, déjà si intelligente et si martiale, prit tout à coup un étrange caractère de grandeur et de solennité.
– Sire, dit-il, je quitte le service du roi parce que je suis mécontent. Le valet, en ce temps-ci, peut s'approcher respectueusement de son maître comme je le fais, lui donner l'emploi de son travail, lui rapporter les outils, lui rendre compte des fonds qui lui ont été confiés, et dire : « Maître, ma journée est faite, payez-moi, je vous prie, et séparons-nous. »
– Monsieur, monsieur ! s'écria le roi, pourpre de colère.
– Ah ! Sire, répondit l'officier en fléchissant un moment le genou, jamais serviteur ne fut plus respectueux que je ne le suis devant Votre Majesté ; seulement, vous m'avez ordonné de dire la vérité. Or, maintenant que j'ai commencé de la dire, il faut qu'elle éclate, même si vous me commandiez de la taire.
Il y avait une telle résolution exprimée dans les muscles froncés du visage de l'officier, que Louis XIV n'eut pas besoin de lui dire de continuer ; il continua donc, tandis que le roi le regardait avec une curiosité mêlée d'admiration.
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– Sire, voici bientôt trente-cinq ans, comme je le disais, que je sers la maison de France ; peu de gens ont usé autant d'épées que moi à ce service, et les épées dont je parle étaient de bonnes épées, Sire. J'étais enfant, j'étais ignorant de toutes choses excepté du courage, quand le roi votre père devina en moi un homme. J'étais un homme, Sire, lorsque le cardinal de Richelieu, qui s'y connaissait, devina en moi un ennemi. Sire, l'histoire de cette inimitié de la fourmi et du lion, vous l'eussiez pu lire depuis la première jusqu'à la dernière ligne dans les archives secrètes de votre famille. Si jamais l'envie vous en prend, Sire, faites-le ; cette histoire en vaut la peine, c'est moi qui vous le dis. Vous y lirez que le lion, fatigué, lassé, haletant, demanda enfin grâce, et, il faut lui rendre cette justice, qu'il fit grâce aussi. Oh ! ce fut un beau temps, Sire, semé de batailles, comme une épopée du Tasse ou de l'Arioste ! Les merveilles de ce temps-là, auxquelles le nôtre refuserait de croire, furent pour nous tous des banalités. Pendant cinq ans, je fus un héros tous les jours, à ce que m'ont dit du moins quelques personnages de mérite ; et c'est long, croyez-moi, Sire, un héroïsme de cinq ans ! Cependant je crois à ce que m'ont dit ces gens-là, car c'étaient de bons appréciateurs : on les appelait M. de Richelieu, M. de Buckingham, M. de Beaufort, M. de Retz, un rude génie aussi, celui-là, dans la guerre des rues ! enfin, le roi Louis XIII, et même la reine, votre auguste mère, qui voulut bien me dire un jour : Merci ! Je ne sais plus quel service j'avais eu l'honneur de lui rendre. Pardonnez-moi, Sire, de parler si hardiment ; mais ce que je vous raconte là, j'ai déjà eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, c'est de l'histoire.