Le vicomte de Bragelonne. Tome I | страница 61
Mazarin, voyant la rougeur du roi, fut confirmé dans sa première idée, c'est-à-dire qu'il y avait une pensée d'amour sous toutes ces belles paroles. Cette fois, le rusé politique, tout fin qu'il était, se trompait : cette rougeur n'était point causée par les pudibonds élans d'une passion juvénile, mais seulement par la douloureuse contraction de l'orgueil royal.
En bon oncle, Mazarin se disposa à faciliter la confidence.
– Parlez, dit-il, Sire, et puisque Votre Majesté veut bien un instant oublier que je suis son sujet pour m'appeler son maître et
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son instituteur, je proteste à Votre Majesté de tous mes sentiments dévoués et tendres.
– Merci, monsieur le cardinal, répondit le roi. Ce que j'ai à mander à Votre Éminence est d'ailleurs peu de chose pour elle.
– Tant pis, répondit le cardinal tant pis, Sire. Je voudrais que Votre Majesté me demandât une chose importante et même un sacrifice… mais, quoi que ce soit que vous me demandiez, je suis prêt à soulager votre cœur en vous l'accordant, mon cher Sire.
– Eh bien ! voici de quoi il s'agit, dit le roi avec un battement de cœur qui n'avait d'égal en précipitation que le battement de cœur du ministre : je viens de recevoir la visite de mon frère le roi d'Angleterre.
Mazarin bondit dans son lit comme s'il eût été mis en rapport avec la bouteille de Leyde ou la pile de Volta, en même temps qu'une surprise ou plutôt qu’un désappointement manifeste éclairait sa figure d'une telle lueur de colère que Louis XIV, si peu diplomate qu'il fut, vit bien que le ministre avait espéré entendre toute autre chose.
– Charles II ! s'écria Mazarin avec une voix rauque et un dédaigneux mouvement des lèvres. Vous avez reçu la visite de Charles II !
– Du roi Charles II, reprit Louis XIV, accordant avec affectation au petit-fils de Henri IV le titre que Mazarin oubliait de lui donner.
Oui, monsieur le cardinal, ce malheureux prince m'a touché le cœur en me racontant ses infortunes. Sa détresse est grande, monsieur le cardinal, et il m'a paru pénible à moi, qui me suis vu disputer mon trône, qui ai été forcé, dans des jours d'émotion, de quitter ma capitale ; à moi, enfin, qui connais le malheur, de laisser sans appui un frère dépossédé et fugitif.
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– Eh ! dit avec dépit le cardinal, que n'a-t-il comme vous, Sire, un Jules Mazarin près de lui ! sa couronne lui eût été gardée intacte.
– Je sais tout ce que ma maison doit à votre Éminence, repartit fièrement le roi, et croyez bien que pour ma part, monsieur, je ne l'oublierai jamais. C'est justement parce que mon frère le roi d'Angleterre n'a pas près de lui le génie puissant qui m'a sauvé, c'est pour cela, dis-je, que je voudrais lui concilier l'aide de ce même génie, et prier votre bras de s'étendre sur sa tête, bien assuré, monsieur le cardinal, que votre main, en le touchant seulement, saurait lui remettre au front sa couronne, tombée au pied de l'échafaud de son père.