Vingt mille lieues sous les mers | страница 50
– Involontairement, dis-je.
– Involontairement ? répondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l’Abraham Lincoln me chasse sur toutes les mers ? Est-ce involontairement que vous avez pris passage à bord de cette frégate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire ? Est-ce involontairement que maître Ned Land m’a frappé de son harpon ? »
Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, à ces récriminations, j’avais une réponse toute naturelle à faire, et je la fis.
« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoqués par le choc de votre appareil sous-marin, ont ému l’opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce des hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomène dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’Abraham Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait à tout prix délivrer l’océan. »
Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d’un ton plus calme :
« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frégate n’aurait pas poursuivi et canonne un bateau sous-marin aussi bien qu’un monstre ? »
Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragut n’eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de ce genre tout comme un narval gigantesque.
« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit de vous traiter en ennemis. »
Je ne répondis rien, et pour cause. À quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments ?
« J’ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait à vous donner l’hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n’avais aucun intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviez jamais existé. N’était-ce pas mon droit ?
– C’était peut-être le droit d’un sauvage, répondis-je, ce n’était pas celui d’un homme civilisé.
– Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi ! »