Vingt mille lieues sous les mers | страница 16



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Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et je ne laissais à personne ma part d’observations quotidiennes. La frégate aurait eu cent fois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre tous, Conseil protestait par son indifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonnait sur l’enthousiasme général du bord.

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d’appareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleinier n’eût pas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance à la main, jusqu’aux flèches barbelées des espingoles et aux balles explosives des canardières. Sur le gaillard d’avant s’allongeait un canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très épais de parois, très étroit d’âme, et dont le modèle doit figurer à l’exposition universelle de 1867. Ce précieux instrument, d’origine américaine, envoyait, sans se gêner, un projectile conique de quatre kilogrammes à une distance moyenne de seize kilomètres.

Donc, l’Abraham Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

Ned Land était un Canadien, d’une habileté de main peu commune, et qui ne connaissait pas d’égal dans son périlleux métier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallait être une baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échapper à son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme de grande taille – plus de six pieds anglais, – vigoureusement bâti, l’air grave, peu communicatif, violent parfois, et très rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l’attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singulièrement sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cet homme à son bord. Il valait tout l’équipage, à lui seul, pour l’œil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’à un télescope puissant qui serait en même temps un canon toujours prêt à partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned Land, je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalité l’attirait sans doute. C’était une occasion pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur était originaire de Québec, et formait déjà une tribu de hardis pêcheurs à l’époque où cette ville appartenait à la France.