Vingt mille lieues sous les mers | страница 14
Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités nautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située à l’arrière, qui s’ouvrait sur le carré des officiers.
« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.
– Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu’un bernard-l’hermite dans la coquille d’un buccin. »
Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les préparatifs de l’appareillage.
À ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières amarres qui retenaient l’Abraham Lincoln au pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d’heure de retard, moins même, et la frégate partait sans moi, et je manquais cette expédition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le récit véridique pourra bien trouver cependant quelques incrédules.
Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’être signalé. Il fit venir son ingénieur.
« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
– Go ahead », cria le commandant Farragut.
À cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d’appareils à air comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs entrouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l’arbre. Les branches de l’hélice battirent les flots avec une rapidité croissante, et l’Abraham Lincoln s’avança majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et de tenders[3] chargés de spectateurs, qui lui faisaient cortège.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la rivière de l’Est étaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines, éclatèrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitèrent au-dessus de la masse compacte et saluèrent l’Abraham Lincoln jusqu’à son arrivée dans les eaux de l’Hudson, à la pointe de cette presqu’île allongée qui forme la ville de New York.
Alors, la frégate, suivant du côté de New Jersey l’admirable rive droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent de leurs plus gros canons. L’Abraham Lincoln répondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon américain, dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sa corne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisé qui s’arrondit dans la baie intérieure formée par la pointe de Sandy Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelques milliers de spectateurs l’acclamèrent encore une fois.