Vingt mille lieues sous les mers | страница 105



Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le Nautilus rencontra cette armée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils émigraient des zones tempérées vers les zones plus chaudes, en suivant l’itinéraire des harengs et des sardines. Nous les regardions à travers les épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avec une extrême rapidité, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangés des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantés sur la tête, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d’animaux, et ses filets en ramenèrent une innombrable quantité, où je reconnus les neuf espèces que d’Orbigny a classées pour l’océan Pacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguait incessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait à l’infini. Elle changeait son décor et sa mise en scène pour le plaisir de nos yeux, et nous étions appelés non seulement à contempler les œuvres du Créateur au milieu de l’élément liquide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères de l’océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j’étais occupé à lire dans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entrouverts. Le Nautilus était immobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à une profondeur de mille mètres, région peu habitée des océans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, Les Serviteurs de l’estomac, et j’en savourais les leçons ingénieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture.

« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d’une voix singulière.

– Qu’y a-t-il donc, Conseil ?

– Que monsieur regarde. »

Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.

En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observai attentivement, cherchant à reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une pensée traversa subitement mon esprit.

« Un navire ! m’écriai-je.

– Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coulé à pic ! »

Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d’un navire, dont les haubans coupés pendaient encore à leurs cadènes. Sa coque paraissait être en bon état, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois tronçons de mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, il s’était rempli, et il donnait encore de la bande à bâbord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vue de son pont où quelques cadavres, amarrés par des cordes, gisaient encore ! J’en comptai quatre – quatre hommes, dont l’un se tenait debout, au gouvernail – puis une femme, à demi sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était jeune. Je pus reconnaître, vivement éclairés par les feux du